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GABRIEL.

GABRIEL.

Je courrai me mettre en travers de son chemin, je l’empêcherai d’accomplir ce sacrilège !… (Elle fait un pas et s’arrête.)

Mais me montrer à cette prostituée, lui disputer mon amant !… ma fierté s’y refuse… Astolphe !… ta jalousie est ton excuse ; mais il y avait dans notre amour quelque chose de sacré que cet instant vient de détruire à jamais !…

ASTOLPHE, revenant sur ses pas.

Attends-moi, Faustina ; j’ai oublié mon épée là-bas.

(Gabriel passe un papier plié dans la poignée de l’épée d’Astolphe, remet son masque et s’enfuit, tandis qu’Astolphe rentre sous la tente.)

ASTOLPHE, reprenant son épée sur la table.

Encore un billet pour me dire d’espérer encore, peut-être !

(Il arrache le papier, le jette à terre et veut le fouler sous son pied. Faustina, qui l’a suivi, s’empare du papier et le déplie.)

FAUSTINA.

Un billet doux ? Sur ce grand papier et avec cette grosse écriture ? Impossible ! Quoi ! la signature du pape ! Que diantre sa sainteté a-t-elle à démêler avec toi ?

ASTOLPHE.

Que dis-tu ! rends-moi ce papier !

FAUSTINA.

Oh ! la chose me paraît trop plaisante ! Je veux voir ce que c’est et t’en faire la lecture.

(Elle le lit.)

« Nous, par la grâce de Dieu et l’élection du sacré collège, chef spirituel de l’église catholique, apostolique et romaine… successeur de saint Pierre et vicaire de Jésus-Christ sur la terre, seigneur temporel des États romains, etc., etc., etc., permettons à Jules-Achille-Gabriel de Bramante, petit-fils, héritier présomptif et successeur légitime du très-illustre et très-excellent prince Jules de Bramante, comte de, etc., seigneur de, etc., etc., de contracter, dans le loisir de sa conscience ou devant tel prêtre et confesseur qu’il jugera convenable, le vœu de pauvreté, d’humilité et de chasteté, l’autorisant par la présente à entrer dans un couvent ou à vivre librement dans le monde, selon qu’il se sentira appelé à travailler à son salut, d’une manière ou de l’autre ; et l’autorisant également par la présente à faire passer, aussitôt après la mort de son illustre aïeul, Jules de Bramante, la possession immédiate, légale et incontestable de tous ses biens et de tous ses titres à son héritier légitime Octave-Astolphe de Bramante, fils d’Octave de Bramante et cousin germain de Gabriel de Bramante, à qui nous avons accordé cette licence et cette promesse, afin de lui donner le repos d’esprit et la liberté de conscience nécessaires pour contracter, en secret ou publiquement, un vœu d’où il nous a déclaré faire dépendre le salut de son âme.

« En foi de quoi nous lui avons délivré cette autorisation revêtue de notre signature et de notre sceau pontifical… »

Comment donc ! mais il a un style charmant, le saint-père ! Tu vois, Astolphe ? rien n’y manque !… Eh bien ! cela ne te réjouit pas ? Te voilà riche, te voilà prince de Bramante !… Je n’en suis pas trop surprise, moi ; ce pauvre enfant était dévot et craintif comme une femme… Il a, ma foi, bien fait ; maintenant tu peux tuer Antonio et m’enlever dans le repos de ton esprit et le loisir de ta conscience !

ASTOLPHE, lui arrachant le papier.

Si tu comptais là-dessus, tu avais grand tort.

(Il déchire le papier et en fait brûler les morceaux à la bougie.)
FAUSTINA, éclatant de rire.

Voilà du don Quichotte ! Tu seras donc toujours le même ?

ASTOLPHE, se parlant à lui-même.

Réparer de pareils torts, effacer un tel outrage, fermer une telle blessure avec de l’or et des titres… Ah ! il faut être tombé bien bas pour qu’on ose vous consoler de la sorte.

FAUSTINA.

Qu’est-ce que tu dis ? Comment ! ton cousin aussi t’avait…

(Elle fait un geste significatif sur le front d’Astolphe.)

Je vois que ta Calabraise n’en est pas avec Antonio à son début.

ASTOLPHE, sans faire attention à Faustina.

Ai-je besoin de cette concession insultante ? Oh ! maintenant rien ne m’arrêtera plus, et je saurai bien faire valoir mes droits… Je dévoilerai l’imposture, je ferai tomber le châtiment de la honte sur la tête des coupables… Antonio sera appelé en témoignage…

FAUSTINA.

Mais que dis-tu ? Je n’y comprends rien ! Tu as l’air d’un fou ! Écoute-moi donc, et reprends tes esprits !

ASTOLPHE.

Que me veux-tu, toi ? Laisse-moi tranquille, je ne suis ni riche ni prince ; ton caprice est déjà passé, je pense ?

FAUSTINA.

Au contraire, je t’attends !


ASTOLPHE.

En vérité ! il paraît que les femmes pratiquent un grand désintéressement cette année : dames et prostituées préfèrent leur amant à leur fortune, et, si cela continue, on pourra les mettre toutes sur la même ligne.

FAUSTINA, remarquant Gabriel en domino, qui reparaît.

Voilà un monsieur bien curieux !

ASTOLPHE.

C’est peut-être celui qui a apporté cette pancarte ?… (Il embrasse Faustina.) Il pourra voir que je ne suis point, ce soir, aux affaires sérieuses. Viens, ma chère Fausta. Auprès de toi je suis le plus heureux des hommes.

(Gabriel disparaît. Astolphe et Faustina se disposent à sortir.)

Scène V.


ANTONIO, FAUSTINA, ASTOLPHE.
(Antonio, pâle et se tenant à peine, se présente devant eux au moment où ils vont sortir.)
FAUSTINA, jetant un cri et reculant effrayée.

Est-ce un spectre ?…

ASTOLPHE.

Ah ! le ciel me l’envoie ! Malheur à lui !…

ANTONIO, d’une voix éteinte.

Que dites-vous ? Reconnaissez-moi. Donnez-moi du secours, je suis prêt à défaillir encore. (Il se jette sur un banc.)

FAUSTINA.

Il laisse après lui une trace de sang. Quelle horreur ! que signifie cela ? Vous venez d’être assassiné, Antonio ?

ANTONIO.

Non ! blessé en duel… mais grièvement…

FAUSTINA.

Astolphe ! appelez du secours…

ANTONIO.

Non, de grâce !… ne le faites pas… Je ne veux pas qu’on sache… Donnez-moi un peu d’eau !…

(Astolphe lui présente de l’eau dans un verre. Faustina lui fait respirer un flacon.)