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LÉLIA.



Sténio tomba anéanti… (Page 29.)

XXIX.

DANS LE DÉSERT.

« Je vous ai amenée dans cette vallée déserte que le pied des troupeaux ne foule jamais, que la sandale du chasseur n’a point souillée. Je vous y ai conduite, Lélia, à travers les précipices. Vous avez affronté sans peur tous les dangers de ce voyage, vous avez mesuré d’un tranquille regard les crevasses qui sillonnent les flancs profonds du glacier, vous les avez franchies sur une planche jetée par nos guides et qui tremblait sur des abîmes sans fond. Vous avez traversé les cataractes, légère et agile comme la cigogne blanche qui se pose de pierre en pierre, et s’endort le cou plié, le corps en équilibre, sur une de ses jambes frêles, au milieu du flot qui fume et tournoie, au-dessus des gouffres qui vomissent l’écume à pleins bords. Vous n’avez pas tremblé une seule fois, Lélia ; et moi, combien j’ai frémi ! combien de fois mon sang s’est glacé et mon cœur a cessé de battre en vous voyant passer ainsi au-dessus de l’abîme, insouciante, distraite, regardant le ciel et dédaignant de savoir où vous posiez vos pieds étroits ! Vous êtes bien brave et bien forte, Lélia ! Quand vous dites que votre âme est énervée, vous mentez ; nul homme ne possède plus de confiance et d’audace que vous.

— Qu’est-ce que l’audace, répondit Lélia, et qui n’en a pas ? Qui est-ce qui aime la vie au temps où nous sommes ? Cette insouciance-là s’appelle du courage quand elle produit un bien quelconque ; mais, quand elle se borne à risquer une destinée sans valeur, n’est-ce pas simplement de l’inertie ?

« L’inertie, Sténio ! c’est le mal de nos cœurs, c’est le grand fléau de cet âge du monde. Il n’y a plus que des vertus négatives. Nous sommes braves, parce que nous ne sommes plus capables d’avoir peur. Hélas ! oui, tout est usé, même les faiblesses, même les vices de l’homme. Nous n’avons plus la force qui fait qu’on aime la vie d’un amour opiniâtre et poltron. Quand il y avait encore de l’énergie sur la terre, on guerroyait avec ruse, avec prudence, avec calcul. La vie était un combat perpétuel, une lutte où les plus braves reculaient sans cesse devant le danger ; car le plus brave était celui qui vivait