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LÉLIA.

La société chrétienne me paraît avoir admirablement compris ces nécessités en créant les communautés religieuses. Jésus, en transmettant les ardeurs du mysticisme à des imaginations ardentes sous des climats salubres, put envoyer les anachorètes au Liban. Ses pères, les Esséniens et les Thérapeutes, avaient peuplé les solitudes du monde. Le cénobitisme de nos générations, plus faibles de chair et d’esprit, a été forcé de créer les couvents et de remplacer la société qu’il abandonnait par une société recrutée parmi les âmes d’exception. Ici même, le luxe et ses douceurs se sont introduits jusque dans le cloître. Il y aurait peut-être beaucoup à dire à cela s’il s’agissait de juger la question au point de vue de la morale chrétienne. Pour moi qui ne suis qu’un transfuge échappé tout saignant à un monde ennemi, cherchant le premier abri venu pour y reposer ma tête, faible et endolorie comme je suis, je me sens charmée de la beauté de cet asile où la tempête me jette. La transition du monde au couvent me paraît moins sensible à travers la magnificence de ces lambris. Les arts qu’on y cultive, les chants mélodieux qui les emplissent, les parfums qu’on y respire, tout, jusqu’au nombre imposant et au riche costume des religieuses, sert de spectacle à mes sens exaltés, et de distraction à mes lugubres ennuis. Je n’en demande pas davantage pour le présent, et, quant à l’avenir, je ne m’en explique pas encore avec moi-même. Chaque instant que je passe ici me fait pressentir une existence nouvelle.

Et cependant, si l’amant de Pulchérie réalisait les romanesques espérances qu’en d’autres jours nous avions conçues… je vous l’ai promis, je reviendrais à lui, et mon amour pourrait effacer la tache de son égarement : mais comment espérez-vous qu’avec tant de penchant à la volupté il soit véritablement sensible à la grande poésie à laquelle vous vouliez l’initier ? Ne vous y trompez pas ; les poëtes de profession ont le privilège de vanter tout ce qui est beau, sans que leur cœur en soit ému et sans que leur bras soit au service de la cause qu’ils exaltent. Vous savez bien qu’il a repoussé l’idée d’ennoblir sa vie en allant l’offrir à la cause que vous servez. Il n’ignore pas ce qui vous occupe : quelque saintement gardé que soit votre secret, il y a dans le cœur des hommes à cette heure des inquiétudes, des besoins et des sympathies qui ne peuvent se défendre de vous deviner. Eh bien, ces sympathies dont Sténio m’entretenait si souvent, ce n’était chez lui qu’une parole légère, une affectation de grandeur. Il me disait alors que, pour vous voir un instant, pour presser votre main, il sacrifierait son laurier de poëte ; et, quand j’ai voulu le pousser dans vos bras, il a préféré retourner à ceux de Pulchérie. Direz-vous que la douleur ferme momentanément l’âme aux émotions nobles, aux idées généreuses ? Eh quoi ! l’âme d’un poëte se laisse ainsi abattre, et pourtant elle conserve toute sa puissance pour l’ivresse du plaisir ! Honte à de telles souffrances !

Faites cependant pour lui ce que votre cœur vous dicte. Mais, si vous l’attirez dans vos rangs, souvenez-vous de ma volonté, Valmarina ; je ne veux pas être l’appât qui le fera sortir de son bourbier. Je ne veux pas que la promesse de mon amour serve à de si vils usages que de retirer du vice un être que l’honneur n’a pu sauver… Et quel mérite aurait son dévouement pour vous, si l’espoir de m’obtenir en était le seul motif ? Qui sait, d’ailleurs, si maintenant ma conquête ne serait pas pour la vanité blessée de Sténio un acte de dépit, et s’il n’y porterait pas quelque sentiment de vengeance ? Pour redevenir digne de moi, il faut qu’il fasse plus que je n’aurais songé à lui demander avant sa faute. Il faut qu’il engendre de son propre fonds le désir et l’exécution des grandes choses. Alors je reconnaîtrai que je m’étais trompée, que je l’avais trop sévèrement jugé, et qu’il méritait mieux… Et alors, véritablement, il méritera que je le récompense…

Mais, croyez-moi, hélas ! j’ai des instincts profonds de divination. J’ai une pénétration qui a fait de tout temps mon supplice. On me croit sévère parce que je suis clairvoyante… on me croit injuste parce qu’un très-petit fait suffit pour m’éclairer… Sténio est perdu ; ou plutôt, comme je vous le disais, Sténio n’a jamais existé. C’est nous qui l’avions créé dans nos rêves. C’est un jeune homme éloquent… rien de plus.

Je vous renouvelle la promesse de ne prendre aucune résolution irrévocable avant de lui avoir donné le temps de se faire réellement connaître de vous. Je sais que vous veillerez sur lui comme la Providence. N’oubliez pas que de votre côté vous m’avez promis qu’il ignorerait ma retraite, que tous l’ignoreraient. Je désire que le monde m’oublie ; je ne veux pas que Sténio vienne, dans un jour d’ivresse, troubler mon repos par quelque folle tentative.

Partez ! allez arroser encore d’un peu de sang pur ce laurier stérile qui croît sur la tombe des martyrs inconnus ! ne craignez pas que je vous plaigne ! Vous allez agir ; et moi, je vais imiter Alfieri, qui se faisait lier sur une chaise pour résister à la tentation de rejoindre l’objet d’une indigne passion. Ô vie de l’âme ! ô amour ! ô le plus sublime bienfait de Dieu ! il faut que je me fasse clouer aux piliers d’un cloître pour m’abstenir de toi comme d’un poison ! Malheur ! malheur à cette farouche moitié du genre humain, qui, pour s’approprier l’autre, ne lui a laissé que le choix de l’esclavage ou du suicide !

CINQUIÈME PARTIE.

XLVI.

Un homme vêtu de noir entra un matin dans la ville et alla frapper au palais de la Zinzolina.

Les laquais lui dirent qu’il ne pouvait parler à la dame ; il insista. On tenta de le chasser ; il leva son bâton blanc d’un air impassible. Sa figure froide et son obstination firent peur à cette valetaille superstitieuse, qui le prit pour un spectre et se dispersa devant lui.

Un petit page entra tout effaré dans la salle où Zinzolina traitait ses convives.

Un abbatone, un abbalaccio, disait-il, venait d’entrer de force dans la maison, frappant de son bâton ferré les gens de la signora, les porcelaines du Japon, les statues d’albâtre, les pavés de mosaïque, faisant un affreux dégât et proférant de terribles malédictions.

Aussitôt tous les convives se levèrent (excepté un qui dormait), et voulurent courir au-devant de l’abbate pour le chasser. Mais la Zinzolina, au lieu de partager leur indignation, se renversa sur sa chaise en éclatant de rire ; puis elle se leva à son tour, mais pour leur imposer silence et leur enjoindre de se rasseoir.

« Place, place à l’abbé ! dit-elle ; j’aime les prêtres intolérants et colères : ce sont les plus damnables. Qu’on fasse entrer sa seigneurie apostolique, qu’on ouvre la porte à deux battants et qu’on apporte du vin de Chypre !

Le page obéit, et, quand la porte fut ouverte, on vit venir au fond de la galerie la majestueuse figure de Trenmor. Mais le seul convive qui eût pu le reconnaître et le présenter dormait si profondément, que ces explosions de surprise, de colère et de gaieté ne l’avaient pas seulement fait tressaillir. »

En voyant de plus près le prétendu ecclésiastique, les joyeux compagnons de la Zinzolina reconnurent que son vêtement étranger n’était pas celui d’un prêtre ; mais la courtisane, persistant dans son erreur, lui dit en allant à sa rencontre, et en se faisant aussi belle et aussi douce qu’une madone :

« Abbé, cardinal ou pape, sois le bienvenu et donne-moi un baiser. »

Trenmor donna un baiser à la courtisane, mais d’un air si indifférent et avec des lèvres si froides, qu’elle recula de trois pas en s’écriant à moitié colère, à moitié épouvantée :

« Par les cheveux dorés de la Vierge ! c’est le baiser d’un spectre. »