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LÉLIA.

cate et plus précieuse, ne recouvre jamais entièrement son parfum et sa grâce. La vertu peut rendre à l’esprit une sorte de virginité, mais lentement et à force de soins et d’expiations.

Sténio était brave, il l’avait prouvé ; mais son cœur, un instant ranimé, retombait dans une mortelle langueur aussitôt que les émotions du danger ne le soutenaient plus. Le besoin d’amusements frivoles et d’excitations factices était devenu si impérieux chez lui, que le calme lui était une sorte de supplice. Tandis qu’il traversait seul et d’un pas rapide ces lieux remplis du souvenir poétique de sa passion, il cherchait à échapper à ses propres pensées ; mais, entre les spectacles tragiques dont il venait d’être témoin et la mémoire pénible de ses transports dédaignés, il ne savait où se réfugier, et la vie que Pulchérie lui avait faite, vide d’émotions profondes et de sentiments vrais, était la seule où il pût se reposer. Repos fatal, semblable à celui que le voyageur trouve dans les forêts de l’Inde, sous l’ombrage enivrant qui donne la mort.

Tout à coup, au détour d’un des angles escarpés du chemin, il se trouva face à face avec un homme qu’il prit d’abord pour un spectre.

« Que vois-je ? s’écria-t-il en reculant de surprise et presque de terreur. Les morts sortent-ils du tombeau ? Les martyrs quittent-ils le ciel pour errer sur la terre ?

— J’ai échappé à la mort, répondit Valmarina ; je sais que, grâce au ciel, tu as échappé à la proscription ; mais ma tête est mise à prix, et je ne dois pas m’arrêter un instant près de toi ; tu ne dois pas avoir l’air de me connaître, car, si j’étais découvert, les dangers qui m’environnent pourraient t’atteindra aussi… Va, continue ta route, et que le ciel t’accompagne !

— Votre tête est mise à prix, s’écria Sténio, sans faire attention à la fin du discours de Trenmor, et, au lieu de quitter cette contrée, vous revenez affronter la persécution dans un lieu où vous êtes connu ?

— Dieu m’assistera aussi longtemps qu’il me jugera propre à accomplir quelque bien sur la terre, répondit le proscrit. Ma mission n’est pas remplie ; j’ai ici quelqu’un à voir encore avant de m’éloigner tout à fait. Adieu, mon enfant ; puisse la semence de vie fructifier dans ton âme ! Éloigne-toi ; car, bien que ce chemin paraisse peu fréquenté, chaque rocher, chaque buisson peut recéler un délateur. »

Et Trenmor, coupant droit à travers la montagne, voulut quitter le sentier où Sténio devait passer. Mais Sténio s’attacha à ses pas.

« Non, je ne vous quitterai pas ainsi, lui dit-il. Vous avez besoin d’aide, vous êtes accablé de fatigue ; vos blessures sont à peine fermées, vos joues sont creusées par la souffrance. D’ailleurs vous êtes sans asile, et je puis vous en offrir un. Venez, venez avec moi. C’est m’outrager que de me croire capable de prudence et de crainte en un tel moment.

— J’ai un asile tout près d’ici, répondit Trenmor. J’ai assez de force pour m’y rendre ; ne crains donc rien pour moi, mon ami, et songe à toi-même. Je n’ai jamais douté de toi. J’ai été te chercher au sein des voluptés où tu étais endormi, et je n’ai pas épargné ton généreux sang lorsqu’il a dû couler pour une cause sainte. Mais ce qui nous en reste est précieux aujourd’hui, et ne doit pas être exposé sans nécessité. L’ami qui me cache en ce moment court assez de risques. C’est déjà trop d’un dévouement que je puis rendre funeste ! »

Malgré les refus et la résistance du proscrit, Sténio s’obstina à l’accompagner jusqu’à la cellule de l’ermite. Cette cellule, creusée dans le granit de la montagne, loin de tout sentier tracé par les hommes, était cachée à tous les regards par l’ombrage épais des cèdres, et par un réseau de nopals aux bras rugueux, étroitement entrelacés. La cellule, située sur l’escarpement du roc, était déserte. Le versant de ce précipice présentait un ravin nu et sablonneux, au fond duquel un petit lac dormait dans un morne repos. Il ne semblait pas possible de descendre sur ses bords, à cause de la mobilité des sables inclinés qui l’entouraient et de l’absence totale de point d’appui. Aucune roche n’avait trouvé moyen de s’arrêter sur cette pente rapide, aucun arbre n’avait pu enfoncer ses racines dans ce sol friable. En attendant que les avalanches qui l’avaient creusé vinssent le combler, ce précipice nourrissait, au sein de ses ondes immobiles, une riche végétation. Des lotus gigantesques, des polypiers d’eau douce, longs de vingt brasses, apportaient leurs larges feuilles et leurs fleurs variées à la surface de cette eau que ne sillonnait jamais la rame du pêcheur. Sur leurs tiges entrelacées, sous l’abri de leurs berceaux multipliés, les vipères à la robe d’émeraude, les salamandres à l’œil jaune et doucereux, dormaient, béantes au soleil, sûres de n’être pas tourmentées par les filets et les piéges de l’homme. La surface du lac était si touffue et si verte, qu’on l’eut prise d’en haut pour une prairie. Des forêts de roseaux y reflétaient leurs tiges élancées et leurs plumets de velours que le vent courbait comme une moisson des plaines. Sténio, charmé de l’aspect sauvage de ce ravin, voulait essayer d’y descendre et de poser le pied sur ce perfide réseau de feuillage.

« Arrêtez, mon fils, lui dit l’ermite, qui parut alors avec son capuchon abaissé sur le visage ; ce lac couvert de fleurs est l’image des plaisirs du monde. Il est environné de séductions, mais il recèle des abîmes sans fond.

— Et qu’en savez-vous, mon père ? dit Sténio en souriant. Avez-vous sondé cet abîme ? Avez-vous marché sur les flots orageux des passions ?

— Quand Pierre, essaya de suivre Jésus sur les ondes du Génézareth, répondit l’ermite, il sentit au bout de quelques pas que la foi lui manquait et qu’il s’était trop hasardé en voulant, comme le fils de l’homme, marcher sur la tempête. Il s’écria : « Seigneur, nous périssons ! » Et le Seigneur, l’attirant à lui, le sauva.

— Pierre était un mauvais ami et un lâche disciple, reprit Sténio. N’est-ce pas lui qui renia son maître dans la crainte de partager son sort ? Ceux qui ont peur du danger et qui s’en retirent ressemblent à Pierre : ils ne sont ni hommes ni chrétiens. »

L’ermite baissa la tête et ne répondit rien.

« Mais dites-moi, mon père, pourquoi vous vous donnez la peine de me cacher votre visage ? Je connais fort bien le son de votre voix ; nous nous sommes déjà vus dans des jours meilleurs.

— Meilleurs, dit Magnus en laissant tomber lentement son capuchon et en appuyant son front déjà chauve sur sa main desséchée, dans une attitude mélancolique.

— Oui, meilleurs pour vous et pour moi, dit Sténio ; car à cette époque les roses de la jeunesse s’épanouissaient sur mon visage ; et, bien que vous eussiez l’air égaré et le pouls fébrile la dernière fois que je vous rencontrai sur la montagne, votre barbe était noire, mon père, et vos cheveux touffus.

— Vous attachez donc un grand prix à cette vaine et funeste jeunesse du corps, à cette dévorante énergie du sang qui colore le visage et qui brûle le crâne ? dit le moine chagrin.

— Vous en voulez à la jeunesse, mon père, dit Sténio ; vous avez pourtant quelques années seulement de plus que moi. Eh bien ! je gagerais qu’il y a encore plus de jeunesse dans votre imagination qu’il n’y en a maintenant dans tout mon être. »

Le prêtre pâlit, puis il posa sa main jaune et calleuse sur la main pâle et bleuâtre de Sténio.

« Mon enfant, lui dit-il, vous avez donc été malheureux aussi, puisque vous êtes si cruel ?

— La souffrance qu’on a subie, dit Trenmor d’un ton sévère et triste, devrait rendre compatissant et bon. C’est le fait des âmes faibles de se corrompre dans l’adversité ; les âmes fortes s’y épurent.

— Et ne le sais-je pas bien ! dit Sténio, que la rencontre inattendue de Magnus ramenait au souvenir amer de son amour repoussé ; ne sais-je pas que je suis une âme sans grandeur et sans énergie, une nature infirme et misérable ? En serais-je où j’en suis si j’étais Trenmor ou Magnus ? Mais, hélas, ajouta-t-il en s’asseyant avec un mouvement de sombre colère sur le