Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
159
CONSUELO.

ses poursuites. Maintenant, quelque bruit furtif que j’entende autour de moi, je ne bougerai pas, et je ne me rendrai point odieux ; je n’infligerai pas à cette infortunée le supplice de la honte, en me montrant devant elle sans être appelé. Non ! je ne jouerai point le rôle d’un espion lâche, d’un jaloux soupçonneux, lorsque jusqu’ici ses refus, ses irrésolutions, ne m’ont donné aucun droit sur elle. Je ne sais qu’une chose, rassurante pour mon honneur, effrayante pour mon amour ; c’est que je ne serai pas trompé. Âme de celle que j’aime, toi qui résides à la fois dans le sein de la plus parfaite des femmes et dans les entrailles du Dieu universel, si, à travers les mystères et les ombres de la pensée humaine, tu peux lire en moi à cette heure, ton sentiment intérieur doit te dire que j’aime trop pour ne pas croire à ta parole ! »

Le courageux Albert tint religieusement l’engagement qu’il venait de prendre avec lui-même ; et bien qu’il crût entendre les pas de Consuelo à l’étage inférieur au moment de sa fuite, et quelque autre bruit moins explicable du côté de la herse, il souffrit, pria, et contint de ses mains jointes son cœur bondissant dans sa poitrine.

Lorsque le jour parut, il entendit marcher et ouvrir les portes du côté d’Anzoleto.

« L’infâme, se dit-il, la quitte sans pudeur et sans précaution ! Il semble qu’il veuille afficher sa victoire ! Ah ! le mal qu’il me fait ne serait rien, si une autre âme, plus précieuse et plus chère que la mienne, ne devait pas être souillée par son amour. »

À l’heure où le comte Christian avait coutume de se lever, Albert se rendit auprès de lui, avec l’intention, non de l’avertir de ce qui se passait, mais de l’engager à provoquer une nouvelle explication avec Consuelo. Il était sûr qu’elle ne mentirait pas. Il pensait qu’elle devait désirer cette explication, et s’apprêtait à la soulager de son trouble, à la consoler même de sa honte, et à feindre une résignation qui pût adoucir l’amertume de leurs adieux. Albert ne se demandait pas ce qu’il deviendrait après. Il sentait que ou sa raison, ou sa vie, ne supporterait pas un pareil coup, et il ne craignait pas d’éprouver une douleur au-dessus de ses forces.

Il trouva son père au moment où il entrait dans son oratoire. La lettre posée sur le coussin frappa leurs yeux en même temps, ils la saisirent et la lurent ensemble. Le vieillard en fut atterré, croyant que son fils ne supporterait pas l’événement ; mais Albert, qui s’était préparé à un plus grand malheur, fut calme, résigné et ferme dans sa confiance.

« Elle est pure, dit-il ; elle veut m’aimer. Elle sent que mon amour est vrai et ma foi inébranlable. Dieu la sauvera du danger. Acceptons cette promesse, mon père, et restons tranquilles. Ne craignez pas pour moi ; je serai plus fort que ma douleur, et je commanderai aux inquiétudes si elles s’emparent de moi.

— Mon fils, dit le vieillard attendri, nous voici devant l’image du Dieu de tes pères. Tu as accepté d’autres croyances, et je ne te les ai jamais reprochées avec amertume, tu le sais, quoique mon cœur en ait bien souffert. Je vais me prosterner devant l’effigie de ce Dieu sur laquelle je t’ai promis, dans la nuit qui a précédé celle-ci, de faire tout ce qui dépendrait de moi pour que ton amour fût écouté et sanctifié par un nœud respectable. J’ai tenu ma promesse, et je te la renouvelle. Je vais encore prier pour que le Tout-Puissant exauce tes vœux, et les miens ne contrediront pas ma demande. Ne te joindras-tu pas à moi dans cette heure solennelle qui décidera peut-être dans les cieux des destinées de ton amour sur la terre ? Ô toi, mon noble enfant, à qui l’Éternel a conservé toutes les vertus, malgré les épreues qu’il a laissé subir à ta foi première ! toi que j’ai vu, dans ton enfance, agenouillé à mes côtés sur la tombe de ta mère, et priant comme un jeune ange ce maître souverain dont tu ne doutais pas alors ! refuseras-tu aujourd’hui d’élever ta voix vers lui, pour que la mienne ne soit pas inutile ?

— Mon père, répondit Albert en pressant le vieillard dans ses bras, si notre foi diffère quant à la forme et aux dogmes, nos âmes restent toujours d’accord sur un principe éternel et divin. Vous servez un Dieu de sagesse et de bonté, un idéal de perfection, de science, et de justice, que je n’ai jamais cessé d’adorer. — Ô divin crucifié, dit-il en s’agenouillant auprès de son père devant l’image de Jésus ; toi que les hommes adorent comme le Verbe, et que je révère comme la plus noble et la plus pure manifestation de l’amour universel parmi nous ! entends ma prière, toi dont la pensée vit éternellement en Dieu et en nous ! Bénis les instincts justes et les intentions droites ! Plains la perversité qui triomphe, et soutiens l’innocence qui combat ! Qu’il en soit de mon bonheur ce que Dieu voudra ! Mais, ô Dieu humain ! que ton influence dirige et anime les cœurs qui n’ont d’autre force et d’autre consolation que ton passage et ton exemple sur la terre ! »

LXIII.

Anzoleto poursuivait sa route vers Prague en pure perte ; car aussitôt après avoir donné à son guide les instructions trompeuses qu’elle jugeait nécessaires au succès de son entreprise, Consuelo avait pris, sur la gauche, un chemin qu’elle connaissait, pour avoir accompagné deux fois en voiture la baronne Amélie à un château voisin de la petite ville de Tauss. Ce château était le but le plus éloigné des rares courses qu’elle avait eu occasion de faire durant son séjour à Riesenburg. Aussi l’aspect de ces parages et la direction des routes qui les traversaient, s’étaient-ils présentés naturellement à sa mémoire, lorsqu’elle avait conçu et réalisé à la hâte le téméraire projet de sa fuite. Elle se rappelait qu’en la promenant sur la terrasse de ce château, la dame qui l’habitait lui avait dit, tout en lui faisant admirer la vaste étendue des terres qu’on découvrait au loin : Ce beau chemin planté que vous voyez là-bas, et qui se perd à l’horizon, va rejoindre la route du Midi, et c’est par là que nous nous rendons à Vienne. Consuelo, avec cette indication et ce souvenir précis, était donc certaine de ne pas s’égarer, et de regagner à une certaine distance la route par laquelle elle était venue en Bohême. Elle atteignit le château de Biela, longea les cours du parc, retrouva sans peine, malgré l’obscurité, le chemin planté ; et avant le jour elle avait réussi à mettre entre elle et le point dont elle voulait s’éloigner une distance de trois lieues environ à vol d’oiseau. Jeune, forte, et habituée dès l’enfance à de longues marches, soutenue d’ailleurs par une volonté audacieuse, elle vit poindre le jour sans éprouver beaucoup de fatigue. Le ciel était serein, les chemins secs, et couverts d’un sable assez doux aux pieds. Le galop du cheval, auquel elle n’était point habituée, l’avait un peu brisée ; mais on sait que la marche, en pareil cas, est meilleure que le repos, et que, pour les tempéraments énergiques, une fatigue délasse d’une autre.

Cependant, à mesure que les étoiles pâlissaient, et que le crépuscule achevait de s’éclaircir, elle commençait à s’effrayer de son isolement. Elle s’était sentie bien tranquille dans les ténèbres. Toujours aux aguets, elle s’était crue sûre, en cas de poursuite, de pouvoir se cacher avant d’être aperçue ; mais au jour, forcée de traverser de vastes espaces découverts, elle n’osait plus suivre la route battue ; d’autant plus qu’elle vit bientôt des groupes se montrer au loin, et se répandre comme des points noirs sur la raie blanche que dessinait le chemin au milieu des terres encore assombries. Si peu loin de Riesenburg, elle pouvait être reconnue par le premier passant ; et elle prit le parti de se jeter dans un sentier qui lui sembla devoir abréger son chemin, en allant couper à angle droit le détour que la route faisait autour d’une colline. Elle marcha encore ainsi près d’une heure sans rencontrer personne, et entra dans un endroit boisé, où elle put espérer de se dérober facilement aux regards.

« Si je pouvais ainsi gagner, pensait-elle, une avance de huit à dix lieues sans être découverte, je marcherais