Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 8, 1855.djvu/238

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
234
CONSUELO.

portait le flambeau. Le Kaunitz est un vieux fou qui s’y connaît, et qui te poussera loin.

— Et qui est le Kaunitz ? je ne l’ai pas vu, dit Consuelo.

— Tu ne l’as pas vu, tête ahurie ! Il t’a parlé pendant plus d’une heure.

— Mais ce n’est pas ce petit monsieur en gilet rose et argent, qui m’a fait tant de commérages que je croyais entendre une vieille ouvreuse de loges ?

— C’est lui-même. Qu’y a-t-il là détonnant ?

— Moi, je trouve cela fort étonnant, répondit Consuelo, et ce n’était point là l’idée que je me faisais d’un homme d’État.

— C’est que tu ne vois pas comment marchent les États. Si tu le voyais, tu trouverais fort surprenant que les hommes d’État fussent autre chose que de vieilles commères. Allons, silence là-dessus, et faisons notre métier à travers cette mascarade du monde.

— Hélas ! mon maître, dit la jeune fille, devenue pensive en traversant la vaste esplanade du rempart pour se diriger vers le faubourg où était située leur modeste demeure : je me demande justement ce que devient notre métier, au milieu de ces masques si froids ou si menteurs.

— Eh ! que veux-tu qu’il devienne ? reprit le Porpora avec son ton brusque et saccadé : il n’a point à devenir ceci ou cela. Heureux ou malheureux, triomphant ou dédaigné, il reste ce qu’il est : le plus beau, le plus noble métier de la terre !

— Oh oui ! dit Consuelo en ralentissant le pas toujours rapide de son maître et en s’attachant à son bras, je comprends que la grandeur et la dignité de notre art ne peuvent pas être rabaissées ou relevées au gré du caprice frivole ou du mauvais goût qui gouvernent le monde ; mais pourquoi laissons-nous ravaler nos personnes ? Pourquoi allons-nous les exposer aux dédains, ou aux encouragements parfois plus humiliants encore des profanes ? Si l’art est sacré, ne le sommes-nous pas aussi, nous ses prêtres et ses lévites ? Que ne vivons-nous au fond de nos mansardes, heureux de comprendre et de sentir la musique, et qu’allons-nous faire dans ces salons où l’on nous écoute en chuchotant, où l’on nous applaudit en pensant à autre chose, et où l’on rougirait de nous regarder une minute comme des êtres humains, après que nous avons fini de parader comme des histrions ?

— Eh ! eh ! gronda le Porpora en s’arrêtant et en frappant sa canne sur le pavé, quelles sottes vanités et quelles fausses idées nous trottent donc par la cervelle aujourd’hui ? Que sommes-nous, et qu’avons-nous besoin d’être autre chose que des histrions ? Ils nous appellent ainsi par mépris ! Eh ! qu’importe si nous sommes histrions par goût, par vocation et par l’élection du ciel, comme ils sont grands seigneurs par hasard, par contrainte ou par le suffrage des sots ? Oui-da ! histrions ! ne l’est pas qui veut ! Qu’ils essaient donc de l’être, et nous verrons comme ils s’y prendront, ces mirmidons qui se croient si beaux ! Que la margrave douairière de Bareith endosse le manteau tragique, qu’elle mette sa grosse vilaine jambe dans le cothurne, et qu’elle fasse trois pas sur les planches ; nous verrons une étrange princesse ! Et que crois-tu qu’elle fit dans sa petite cour d’Erlangen, au temps où elle croyait régner ? Elle essayait de se draper en reine, et elle suait sang et eau pour jouer un rôle au-dessus de ses forces. Elle était née pour faire une vivandière, et, par une étrange méprise, la destinée en avait fait une altesse. Aussi a-t-elle mérité mille sifflets lorsqu’elle faisait l’altesse à contre-sens. Et toi, sotte enfant, Dieu t’a faite reine ; il t’a mis au front un diadème de beauté, d’intelligence et de force. Que l’on le mène au milieu d’une nation libre, intelligente et sensible (je suppose qu’il en existe de telles !), et te voilà reine, parce que tu n’as qu’à te montrer et à chanter pour prouver que tu es reine de droit divin. Eh bien, il n’en est point ainsi ! Le monde va autrement. Il est comme il est ; qu’y veux-tu faire ? Le hasard, le caprice, l’erreur et la folie le gouvernent. Qu’y pouvons-nous changer ? Il y a des maîtres contrefaits, malpropres, sots et ignares ! pour la plupart. Nous y voilà, il faut se tuer ou s’accommoder de son train. Alors, ne pouvant être monarques, nous sommes artistes, et nous régnons encore. Nous chantons la langue du ciel, qui est interdite aux vulgaires mortels ; nous nous habillons en rois et en grands hommes, nous montons sur un théâtre, nous nous asseyons sur un trône postiche, nous jouons une farce, nous sommes des histrions ! Par le corps de Dieu ! le monde voit cela, et n’y comprend goutte ! Il ne voit pas que c’est nous qui sommes les vraies puissances de la terre, et que notre règne est le seul véritable, tandis que leur règne à eux, leur puissance, leur activité, leur majesté, sont une parodie dont les anges rient là-haut, et que les peuples haïssent et maudissent tout bas. Et les plus grands princes de la terre viennent nous regarder, prendre des leçons à notre école ; et, nous admirant en eux-mêmes, comme les modèles de la vraie grandeur, ils tâchent de nous ressembler quand ils posent devant leurs sujets. Va ! le monde est renversé ; ils le sentent bien, eux qui le dominent, et s’ils ne s’en rendent pas tout à fait compte, s’ils ne l’avouent pas, il est aisé de voir, au dédain qu’ils affichent pour nos personnes et notre métier, qu’ils éprouvent une jalousie d’instinct pour notre supériorité réelle. Oh ! quand je suis au théâtre, je vois clair, moi ! L’esprit de la musique me dessille les yeux, et je vois derrière la rampe une véritable cour, de véritables héros, des inspirations de bon aloi ; tandis que ce sont de véritables histrions et de misérables cabotins qui se pavanent dans les loges sur des fauteuils de velours. Le monde est une comédie, voilà ce qu’il y a de certain, et voilà pourquoi je te disais tout à l’heure : Traversons gravement, ma noble fille, cette méchante mascarade qui s’appelle le monde.

« Peste soit de l’imbécile ! s’écria le maestro en repoussant Joseph, qui, avide d’entendre ses paroles exaltées, s’était rapproché insensiblement jusqu’à le coudoyer ; il me marche sur les pieds, il me couvre de résiné avec son flambeau ! Ne dirait-on pas qu’il comprend ce qui nous occupe, et qu’il veut nous honorer de son approbation ?

— Passe à ma droite, Beppo, dit la jeune fille en lui faisant un signe d’intelligence. Tu impatientes le maître avec tes maladresses. Puis s’adressant au Porpora :

« Tout ce que vous dites là est l’effet d’un noble délire, mon ami, reprit-elle ; mais cela ne répond point à ma pensée, et les enivrements de l’orgueil n’adoucissent pas la plus petite blessure du cœur. Peu m’importe d’être née reine et de ne pas régner. Plus je vois les grands, plus leur sort m’inspire de compassion…

— Eh bien, n’est-ce pas là ce que je te disais ?

— Oui, mais ce n’est pas là ce que je vous demandais. Ils sont avides de paraître et de dominer. Là est leur folie et leur misère. Mais nous, si nous sommes plus grands, et meilleurs, et plus sages qu’eux, pourquoi luttons-nous d’orgueil à orgueil, de royauté à royauté avec eux ? Si nous possédons des avantages plus solides, si nous jouissons de trésors plus désirables et plus précieux, que signifie cette petite lutte que nous leur livrons, et qui, mettant notre valeur et nos forces à la merci de leurs caprices, nous ravale jusqu’à leur niveau ?

— La dignité, la sainteté de l’art l’exigent, s’écria le maestro. Ils ont fait de la scène du monde une bataille, et de notre vie un martyre. Il faut que nous nous battions, que nous versions notre sang par tous les pores, pour leur prouver, tout en mourant à la peine, tout en succombant sous leurs sifflets et leurs mépris, que nous sommes des dieux, des rois légitimes tout au moins, et qu’ils sont de vils mortels, des usurpateurs effrontés et lâches !

— Ô mon maître ! comme vous les haïssez ! dit Consuelo en frissonnant de surprise et d’effroi : et pourtant vous vous courbez devant eux, vous les flattez, vous les ménagez, et vous sortez par la petite porte du salon après leur avoir servi respectueusement deux ou trois plats de votre génie !

— Oui, oui, répondit le maestro en se frottant les mains avec un rire amer ; je me moque d’eux, je salue