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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

faire des grandeurs de ce monde, de la royauté comme de la religion, et de tous les autres préjugés battus en brèche par la raison du jour ; en un mot, se comportait en vrai cynique, et donnait tant de motifs à une disgrâce et à un renvoi, que c’était miracle de le voir resté debout, lorsque tant d’autres avaient été renversés et brisés pour de minces peccadilles. C’est que sur les caractères ombrageux et méfiants comme était Frédéric, un mot insidieux rapporté par l’espionnage, une apparence d’hypocrisie, un léger doute, font plus d’impression que mille imprudences. Frédéric tenait son La Mettrie pour insensé, et souvent il s’arrêtait pétrifié de surprise devant lui, en se disant :

« Voilà un animal d’une impudence vraiment scandaleuse. »

Puis il ajoutait à part :

« Mais c’est un esprit sincère, et celui-là n’a pas deux langages, deux opinions sur mon compte. Il ne peut pas me maltraiter en cachette plus qu’il ne le fait en face ; au lieu que tous les autres, qui sont à mes pieds, que ne disent-ils pas et que ne pensent-ils pas, quand je tourne le dos et qu’ils se relèvent ? Donc La Mettrie est le plus honnête homme que je possède, et je dois le supporter d’autant plus qu’il est insupportable. »

Le pli était donc pris. La Mettrie ne pouvait plus fâcher le roi, et même il réussissait à lui faire trouver plaisant de sa part ce qui eût été révoltant de celle de tout autre. Tandis que Voltaire s’était embarqué, dès le commencement, dans un système d’adulations impossible à soutenir, et dont il commençait à se fatiguer et à se dégoûter étrangement lui-même, le cynique La Mettrie allait son train, s’amusait pour son compte, était aussi à l’aise avec Frédéric qu’avec le premier venu, et ne se trouvait pas dans la nécessité de maudire et de renverser une idole à laquelle il n’avait jamais rien sacrifié ni rien promis. Il résultait de cet état de son âme que Frédéric, qui commençait à s’ennuyer de Voltaire lui-même, s’amusait toujours cordialement avec La Mettrie et ne pouvait guère s’en passer, parce que, de son côté, c’était le seul homme qui ne fît pas semblant de s’amuser avec lui.

Le marquis d’Argens, chambellan à six mille francs d’appointements (le premier chambellan Voltaire en touchait vingt mille), était ce philosophe léger, cet écrivain facile et superficiel, véritable Français de son temps, bon, étourdi, libertin, sentimental, à la fois brave et efféminé, spirituel, généreux et moqueur ; homme entre deux âges, romanesque comme un adolescent, et sceptique comme un vieillard. Ayant passé toute sa jeunesse avec les actrices, tour à tour trompeur et trompé, toujours amoureux fou de la dernière, il avait fini par épouser en secret mademoiselle Cochois, premier sujet de la Comédie-Française à Berlin, personne fort laide, mais fort intelligente, et qu’il s’était plu à instruire. Frédéric ignorait encore cette union mystérieuse, et d’Argens n’avait garde de la révéler à ceux qui pouvaient le trahir. Voltaire cependant était dans la confidence. D’Argens aimait sincèrement le roi ; mais il n’en était pas plus aimé que les autres. Frédéric ne croyait à l’affection de personne, et le pauvre d’Argens était tantôt le complice, tantôt le plastron de ses plus cruelles plaisanteries.

On sait que le colonel décoré par Frédéric du surnom emphatique de Quintus Icilius était un Français d’origine, nommé Guichard, militaire énergique et tacticien savant, du reste grand pillard, comme tous les gens de son espèce, et courtisan dans la force du terme.

Nous ne dirons rien d’Algarotti, pour ne pas fatiguer le lecteur d’une galerie de personnages historiques. Il nous suffira d’indiquer les préoccupations des convives de Frédéric pendant son alibi, et nous avons déjà dit qu’au lieu de se sentir soulagés de la secrète gêne qui les opprimait, ils se trouvèrent plus mal à l’aise, et ne purent se dire un mot sans regarder cette porte entr’ouverte par laquelle était sorti le roi, et derrière laquelle il était peut-être occupé à les surveiller.

La Mettrie fit seul exception, et, remarquant que le service de la table était fort négligé en l’absence du roi :

« Parbleu ! s’écria-t-il, je trouve le maître de la maison fort mal appris de nous laisser ainsi manquer de serviteurs et de champagne, et je m’en vais voir s’il est là dedans pour lui porter plainte. » …

Il se leva, alla, sans crainte d’être indiscret jusque dans la chambre du roi, et revint en s’écriant :

« Personne ! voilà qui est plaisant. Il est capable d’être monté à cheval et de faire faire une manœuvre aux flambeaux pour activer sa digestion. Le drôle de corps !

— C’est vous qui êtes un drôle de corps ! dit Quintus Icilius, qui ne pouvait pas s’habituer aux manières étranges de La Mettrie.

— Ainsi le roi est sorti ? dit Voltaire en commençant à respirer plus librement.

— Oui, le roi est sorti, dit le baron de Pœlnitz en entrant. Je viens de le rencontrer dans une arrière-cour avec un page pour toute escorte. Il avait revêtu son grand incognito et endossé son habit couleur de muraille : aussi ne l’ai-je pas reconnu du tout. »

Il nous faut bien dire un mot de ce troisième chambellan qui vient d’entrer, autrement le lecteur ne comprendrait pas qu’un autre que La Mettrie osât s’exprimer aussi lestement sur le compte du maître. Pœlnitz, dont l’âge était aussi problématique que le traitement et les fonctions, était ce baron prussien, ce roué de la Régence, qui brilla dans sa jeunesse à la cour de madame Palatine, mère du duc d’Orléans, ce joueur effréné dont le roi de Prusse ne voulait plus payer les dettes, grand aventurier, libertin cynique, très-espion, un peu escroc, courtisan effronté, nourri, enchaîné, méprisé, raillé, et fort mal salarié par son maître, qui pourtant ne pouvait se passer de lui, parce qu’un monarque absolu a toujours besoin d’avoir sous la main un homme capable de faire les plus mauvaises choses, tout en y trouvant le dédommagement de ses humiliations et la nécessité de son existence. Pœlnitz était en outre, à cette époque, le directeur des théâtres de Sa Majesté, une sorte d’intendant suprême de ses menus plaisirs. On l’appelait déjà le vieux Pœlnitz, et on l’appela encore ainsi trente ans plus tard. C’était le courtisan éternel. Il avait été page du dernier roi. Il joignait aux vices raffinés de la régence la grossièreté cynique de la tabagie du Gros-Guillaume et l’impertinente raideur du règne bel esprit et militaire de Frédéric le Grand. Sa faveur auprès de ce dernier étant un état chronique de disgrâce, il se souciait peu de la perdre ; et d’ailleurs, faisant toujours le rôle d’agent provocateur, il ne craignait réellement les mauvais offices de personne auprès du maître qui l’employait.

« Pardieu ! mon cher baron, s’écria La Mettrie, vous auriez bien dû suivre le roi pour venir nous raconter ensuite son aventure. Nous l’aurions fait damner à son retour en lui disant comme quoi, sans quitter la table, nous avions vu ses faits et gestes.

— Encore mieux ! dit Pœlnitz en riant. Nous lui aurions dit cela demain seulement, et nous aurions mis la divination sur le compte du sorcier.

— Quel sorcier ? demanda Voltaire.

— Le fameux comte de Saint-Germain qui est ici depuis ce matin.

— En vérité ? Je suis fort curieux de savoir si c’est un charlatan ou un fou.

— Et voilà le difficile, dit La Mettrie. Il cache si bien son jeu, que personne ne peut se prononcer à cet égard.

— Et ce n’est pas si fou, cela ! dit Algarotti.

— Parlez-moi de Frédéric, dit La Mettrie ; je veux piquer sa curiosité par quelque bonne histoire, afin qu’il nous régale un de ces jours à souper du Saint-Germain et de ses aventures d’avant le déluge. Cela m’amusera. Voyons ! où peut être notre cher monarque à cette heure ? Baron, vous le savez ! vous êtes trop curieux pour ne pas l’avoir suivi, ou trop malin pour ne l’avoir pas deviné.

— Voulez-vous que je vous le dise ? dit Pœlnitz.

— J’espère, Monsieur, dit Quintus en devenant tout violet d’indignation, que vous n’allez pas répondre aux étranges questions de M. La Mettrie. Si Sa Majesté…