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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

« Tu trouves ma question bien cruelle. Il faut répondre cependant. Je ne veux rien deviner. Je dois connaître et enregistrer.

— Et bien, j’aime ! » répondit Consuelo, emportée par le besoin d’être vraie.

Mais à peine eut-elle prononcé ce mot avec audace, qu’elle fondit en larmes. Elle venait de renoncer à la virginité de son âme.

« Pourquoi pleures-tu ? reprit le confesseur avec douceur. Est-ce de honte ou de repentir ?

— Je ne sais. Il me semble que ce n’est pas de repentir ; j’aime trop pour cela.

— Qui aimes-tu ?

— Vous le savez, moi je ne le sais pas.

— Mais si je l’ignorais ! Son nom ?

— Liverani.

— Ce n’est le nom de personne. Il est commun à tous ceux de nos adeptes qui veulent le porter et s’en servir : c’est un nom de guerre, comme tous ceux que la plupart de nous portent dans leurs voyages.

— Je ne lui en connais pas d’autre, et ce n’est pas de lui que je l’ai appris.

— Son âge ?

— Je ne le lui ai pas demandé.

— Sa figure ?

— Je ne l’ai pas vue.

— Comment le reconnaîtrais-tu ?

— Il me semble qu’en touchant sa main je le reconnaîtrais.

— Et si l’on remettait ton sort à cette épreuve, et que tu vinsses à te tromper ?

— Ce serait horrible.

— Frémis donc de ton imprudence, malheureuse enfant ! ton amour est insensé.

— Je le sais bien.

— Et tu ne le combats pas dans ton cœur ?

— Je n’en ai pas la force.

— En as-tu le désir ?

— Pas même le désir.

— Ton cœur est donc libre de toute autre affection ?

— Entièrement.

— Mais tu es veuve ?

— Je crois l’être.

— Et si tu ne l’étais pas ?

— Je combattrais mon amour et je ferais mon devoir.

— Avec regret ? avec douleur ?

— Avec désespoir peut-être. Mais je le ferais.

— Tu n’as donc pas aimé celui qui a été ton époux ?

— Je l’ai aimé d’amitié fraternelle ; j’ai fait tout mon possible pour l’aimer d’amour.

— Et tu ne l’as pas pu ?

— Maintenant que je sais ce que c’est qu’aimer, je puis dire non.

— N’aie donc pas de remords ; l’amour ne s’impose pas. Tu crois aimer ce Liverani ? sérieusement, religieusement, ardemment ?

— Je sens tout cela dans mon cœur, à moins qu’il n’en soit indigne !…

— Il en est digne.

— Ô mon père ! s’écria Consuelo transportée de reconnaissance et prête à s’agenouiller devant le vieillard.

— Il est digne d’un amour immense autant qu’Albert lui-même ! mais il faut renoncer à lui.

— C’est donc moi qui n’en suis pas digne ? répondit Consuelo douloureusement.

— Tu en serais digne, mais tu n’es pas libre. Albert de Rudolstadt est vivant.

— Mon Dieu ! pardonnez-moi ! » murmura Consuelo en tombant à genoux et en cachant son visage dans ses mains.

Le confesseur et la pénitente gardèrent un douloureux silence. Mais bientôt Consuelo, se rappelant les accusations de Supperville, fut pénétrée d’horreur. Ce vieillard dont la présence la remplissait de vénération, se prêtait-il à une machination infernale ? exploitait-il la vertu et la sensibilité de l’infortunée Consuelo pour la jeter dans les bras d’un misérable imposteur ? Elle releva la tête et, pâle d’épouvante, l’œil sec, la bouche tremblante, elle essaya de percer du regard ce masque impassible qui lui cachait peut-être la pâleur d’un coupable, ou le rire diabolique d’un scélérat.

« Albert est vivant ? dit-elle ; en êtes-vous bien sûr, Monsieur ? Savez-vous qu’il y a un homme qui lui ressemble, et que moi-même j’ai cru voir Albert en le voyant.

— Je sais tout ce roman absurde, répondit le vieillard d’un ton calme, je sais toutes les folies que Supperville a imaginées pour se disculper du crime de lèse-science qu’il a commis en faisant porter dans le sépulcre un homme endormi. Deux mots feront écrouler cet échafaudage de folies. Le premier, c’est que Supperville a été jugé incapable de dépasser les grades insignifiants des sociétés secrètes dont nous avons la direction suprême, et que sa vanité blessée, jointe à une curiosité maladive et indiscrète, n’a pu supporter cet outrage. Le second, c’est que le comte Albert n’a jamais songé à réclamer son héritage, qu’il y a volontairement renoncé, et que jamais il ne consentirait à reprendre son nom et son rang dans le monde. Il ne pourrait plus le faire sans soulever des discussions scandaleuses sur son identité, que sa fierté ne supporterait pas. Il a peut-être mal compris ses véritables devoirs en renonçant pour ainsi dire à lui-même. Il eût pu faire de sa fortune un meilleur usage que ses héritiers. Il s’est retranché un des moyens de pratiquer la charité que la Providence lui avait mis entre les mains ; mais il lui en reste assez d’autres, et d’ailleurs la voix de son amour a été plus forte en ceci que celle de sa conscience. Il s’est rappelé que vous ne l’aviez pas aimé, précisément parce qu’il était riche et noble. Il a voulu abjurer sans retour possible sa fortune et son nom. Il l’a fait, et nous l’avons permis. Maintenant vous ne l’aimez pas, vous en aimez un autre. Il ne réclamera jamais de vous le titre d’époux, qu’il n’a dû, à son agonie, qu’à votre compassion. Il aura le courage de renoncer à vous. Nous n’avons pas d’autre pouvoir sur celui que vous appelez Liverani et sur vous, que celui de la persuasion. Si vous voulez fuir ensemble, nous ne pouvons l’empêcher. Nous n’avons ni cachots, ni contraintes, ni peines corporelles à notre service, quoi qu’un serviteur crédule et craintif ait pu vous dire à cet égard ; nous haïssons les moyens de la tyrannie. Votre sort est dans vos mains. Allez faire vos réflexions encore une fois, pauvre Consuelo, et que Dieu vous inspire ! »

Consuelo avait écouté ce discours avec une profonde stupeur. Quand le vieillard eut fini, elle se leva et dit avec énergie :

« Je n’ai pas besoin de réfléchir, mon choix est fait. Albert est-il ici ? conduisez-moi à ses pieds.

— Albert n’est point ici. Il ne pouvait être témoin de cette lutte. Il ignore même la crise que vous subissez à cette heure.

— Ô mon cher Albert ! s’écria Consuelo en levant les bras vers le ciel, j’en sortirai victorieuse. » Puis s’agenouillant devant le vieillard : « Mon père, dit-elle, absolvez-moi, et aidez-moi à ne jamais revoir ce Liverani ; je ne veux plus l’aimer, je ne l’aimerai plus. »

Le vieillard étendit ses mains tremblotantes sur la tête de Consuelo ; mais lorsqu’il les retira, elle ne put se relever. Elle avait refoulé ses sanglots dans son sein, et brisée par un combat au-dessus de ses forces, elle fut forcée de s’appuyer sur le bras du confesseur pour sortir de l’oratoire.

XXIX.

Le lendemain le rouge-gorge vint à midi frapper du bec et de l’ongle à la croisée de Consuelo. Au moment de lui ouvrir, elle remarqua le fil noir croisé sur sa poitrine orangée, et un élan involontaire lui fit porter la main à l’espagnolette. Mais elle la retira aussitôt. « Va-t’en, messager de malheur, dit-elle, va-t’en, pauvre