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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

seulement songé à cette criminelle trahison de me faire aimer d’elle !



Je suis Wanda de Prachatitz elle-même… (Page 124.)

— Trenck, encore une fois, tu ne sais pas de quoi tu parles ! Trois hommes seulement parmi nous savent quel est ce Liverani, et quel est son crime. Dans quelques jours tu cesseras de blâmer et de maudire cet heureux mortel à qui Dieu, dans sa bonté, dans sa justice peut-être, a donné l’amour de Consuelo.

— Homme étrange et sublime ! tu ne le hais pas ?

— Je ne puis le haïr.

— Tu ne troubleras pas son bonheur ?

— Je travaille ardemment à l’assurer, au contraire, et je ne suis ni sublime ni étrange en ceci. Tu souriras bientôt des éloges que tu me donnes.

— Quoi ! tu ne souffres même pas ?

— Je suis le plus heureux des hommes.

— En ce cas, tu aimes peu, ou tu n’aimes plus. Un tel héroïsme n’est pas dans la nature humaine ; il est presque monstrueux ; et je ne puis admirer ce que je ne comprends pas. Attends, comte ; tu me railles, et je suis bien simple. Tiens, je devine enfin : tu aimes une autre femme, et tu bénis la Providence qui te délivre de tes engagements envers la première, en la rendant infidèle.

— Il faut donc que je t’ouvre mon cœur, tu m’y contrains, baron. Écoute ; c’est toute une histoire, tout un roman à te raconter ; mais il fait froid ici ; ce feu de broussailles ne peut réchauffer ces vieux murs ; et, d’ailleurs, je crains qu’à la longue ils ne te rappellent fâcheusement ceux de Glatz. Le temps s’est éclairci, nous pouvons reprendre le chemin du château ; et, puisque tu le quittes au point du jour, je ne veux pas trop prolonger ta veillée. Chemin faisant, je te ferai un étrange récit. »

Les deux amis reprirent leurs chapeaux, après en avoir secoué l’humidité ; et, donnant quelques coups de pied aux tisons pour les éteindre, ils quittèrent la tour en se tenant par le bras. Leurs voix se perdirent dans l’éloignement, et les échos du vieux manoir cessèrent bientôt de répéter le faible bruit de leurs pas sur l’herbe mouillée du préau.