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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

vénération. Il demandait humblement qu’elle lui permît de l’apercevoir seulement dans le jardin au crépuscule ; il lui promettait de ne point lui parler, de ne pas se montrer si elle l’exigeait. « Soit détachement de cœur, soit arrêt de la conscience, ajoutait-il, Albert renonce à toi, tranquillement, froidement même en apparence. Le devoir parle plus haut que l’amour dans son cœur. Dans peu de jours les Invisibles te signifieront sa résolution, et prononceront le signal de ta liberté. Tu pourras alors rester ici pour te faire initier à leurs mystères, si tu persistes dans cette intention généreuse, et jusque-là je leur tiendrai mon serment, de ne point me montrer à tes yeux. Mais si tu n’as fait cette promesse que par compassion pour moi, si tu désires t’en affranchir, parle, et je romps tous mes engagements, et je fuis avec toi. Je ne suis pas Albert, moi : j’ai plus d’amour que de vertu. Choisis ! »

« Oui, cela est certain, dit Consuelo en laissant retomber la lettre de l’inconnu sur les touches de son clavecin : celui-ci m’aime et Albert ne m’aime pas. Il est possible qu’il ne m’ait jamais aimée, et que mon image n’ait été qu’une création de son délire. Pourtant cet amour me paraissait sublime, et plût au ciel qu’il le fût encore assez pour conquérir le mien par un pénible et sublime sacrifice ! cela vaudrait mieux pour nous deux que le détachement tranquille de deux âmes adultères. Mieux vaudrait aussi pour Liverani d’être abandonné de moi avec effort et déchirement que d’être accueilli comme une nécessité de mon isolement, dans un jour d’indignation, de honte et de douloureuse ivresse ! »

Elle répondit à Liverani ce peu de mots :

« Je suis trop fière et trop sincère pour vous tromper. Je sais ce que pense Albert, ce qu’il a résolu. J’ai surpris le secret de ses confidences à un ami commun. Il m’abandonne sans regret, et ce n’est pas la vertu seule qui triomphe de son amour. Je ne suivrai pas l’exemple qu’il me donne. Je vous aimais, et je renonce à vous sans en aimer un autre. Je dois ce sacrifice à ma dignité, à ma conscience. J’espère que vous ne vous approcherez plus de ma demeure. Si vous cédiez à une aveugle passion, et si vous m’arrachiez quelque nouvel aveu, vous vous en repentiriez. Vous devriez peut-être ma confiance à la juste colère d’un cœur brisé et à l’effroi d’une âme délaissée. Ce serait mon supplice et le vôtre. Si vous persistez, Liverani, vous n’avez pas en vous l’amour que j’avais rêvé. »

Liverani persista cependant ; il écrivit encore, et fut éloquent, persuasif, sincère dans son humilité. « Vous faites un appel à ma fierté, disait-il, et je n’ai pas de fierté avec vous. Si vous regrettiez un absent dans mes bras, j’en souffrirais sans en être offensé. Je vous demanderais, prosterné et en arrosant vos pieds de mes larmes, de l’oublier et de vous fier à moi seul. De quelque façon que vous m’aimiez, et si peu que ce soit, j’en serai reconnaissant comme d’un immense bonheur. » Telle fut la substance d’une suite de lettres ardentes et craintives, soumises et persévérantes. Consuelo sentit s’évanouir sa fierté au charme pénétrant d’un véritable amour. Insensiblement elle s’habitua à l’idée qu’elle n’avait encore jamais été aimée auparavant, pas même par le comte de Rudolstadt. Repoussant alors le dépit involontaire qu’elle avait conçu de cet outrage fait à la sainteté de ses souvenirs, elle craignit, en le manifestant, de devenir un obstacle au bonheur qu’Albert pouvait se promettre d’un nouvel amour. Elle résolut donc d’accepter en silence l’arrêt de séparation dont il paraissait vouloir charger le tribunal des Invisibles, et elle s’abstint de tracer son nom dans les réponses qu’elle fit à l’inconnu, en lui ordonnant d’imiter cette réserve.

Au reste, ces réponses furent pleines de prudence et de délicatesse. Consuelo, en se détachant d’Albert et en accueillant dans son âme la pensée d’une autre affection, ne voulait pas céder à un enivrement aveugle. Elle défendit à l’inconnu de paraître devant elle et de manquer à son voeu de silence, jusqu’à ce que les Invisibles l’en eussent relevé. Elle lui déclara que c’était librement et volontairement qu’elle voulait adhérer à cette association mystérieuse qui lui inspirait à la fois respect et confiance : qu’elle était résolue à faire les études nécessaires pour s’instruire dans leur doctrine, et à se défendre de toute préoccupation personnelle jusqu’à ce qu’elle eût acquis, par un peu de vertu, le droit de penser à son propre bonheur. Elle n’eut pas la force de lui dire qu’elle ne l’aimait pas ; mais elle eut celle de lui dire qu’elle ne voulait pas l’aimer sans réflexion.

Liverani parut se soumettre, et Consuelo étudia attentivement plusieurs volumes que Matteus lui avait remis un matin de la part du prince, en lui disant que Son Altesse et sa cour avaient quitté la résidence, mais qu’elle aurait bientôt des nouvelles. Elle se contenta de ce message, n’adressa aucune question à Matteus, et lut l’histoire des mystères de l’antiquité, du christianisme et des diverses sectes et sociétés secrètes qui en dérivent ; compilation manuscrite fort savante, faite dans la bibliothèque de l’ordre des Invisibles par quelque adepte patient et consciencieux. Cette lecture sérieuse, et pénible d’abord, s’empara peu à peu de son attention, et même de son imagination. Le tableau des épreuves des anciens temples égyptiens lui fit faire beaucoup de rêves terribles et poétiques. Le récit des persécutions des sectes du moyen âge et de la renaissance émut son cœur plus que jamais, et cette histoire de l’enthousiasme disposa son âme au fanatisme religieux d’une initiation prochaine. Pendant quinze jours, elle ne reçut aucun avis du dehors et vécut dans la retraite, environnée des soins mystérieux du chevalier, mais ferme dans sa résolution de ne point le voir, et de ne pas lui donner trop d’espérance.

Les chaleurs de l’été commençaient à se faire sentir, et Consuelo, absorbée d’ailleurs par ses études, n’avait pour se reposer et respirer à l’aise que les heures fraîches de la soirée. Peu à peu elle avait repris ses promenades lentes et rêveuses dans le jardin, l’enclos. Elle s’y croyait seule et pourtant je ne sais quelle vague émotion lui faisait rêver parfois la présence de l’inconnu non loin d’elle. Ces belles nuits, ces beaux ombrages, cette solitude, ce murmure languissant de l’eau courante à travers les fleurs, le parfum des plantes, la voix passionnée du rossignol, suivie de silences plus voluptueux encore ; la lune jetant de grandes lueurs obliques sous l’ombre transparente des berceaux embaumés, le coucher de Vesper derrière les nuages roses de l’horizon, que sais-je ? toutes les émotions classiques, mais éternellement fraîches et puissantes de la jeunesse et de l’amour, plongeaient l’âme de Consuelo dans de dangereuses rêveries ; son ombre svelte sur le sable argenté des allées, le vol d’un oiseau réveillé par son approche, le bruit d’une feuille agitée par la brise, c’en était assez pour la faire tressaillir et doubler le pas ; mais ces légères frayeurs étaient à peine dissipées qu’elles étaient remplacées par un indéfinissable regret, et les palpitations de l’attente étaient plus fortes que toutes les suggestions de la volonté.

Une fois elle fut troublée plus que de coutume par le frôlement du feuillage et les bruits incertains de la nuit. Il lui sembla qu’on marchait non loin d’elle, qu’on fuyait à son approche, qu’on s’approchait lorsqu’elle était assise. Son agitation l’avertissait plus encore ; elle se sentit sans force contre une rencontre dans ces beaux lieux et sous ce ciel magnifique. Les bouffées de la brise passaient brûlantes sur son front. Elle s’enfuit vers le pavillon et s’enferma dans sa chambre. Les flambeaux n’étaient pas allumés. Elle se cacha derrière une jalousie et désira ardemment de voir celui dont elle ne voulait pas être vue. Elle vit en effet paraître un homme qui marcha lentement sous ses fenêtres sans appeler, sans faire un geste, soumis et satisfait en apparence de regarder les murs qu’elle habitait. Cet homme, c’était bien l’inconnu, du moins Consuelo le sentit d’abord à son trouble, et crut reconnaître sa stature et sa démarche. Mais bientôt d’étranges doutes et des craintes pénibles s’emparèrent de son esprit. Ce promeneur silencieux lui rappelait Albert au moins autant que Liverani. Ils étaient de la même taille ; et maintenant qu’Albert, transformé