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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

par une santé nouvelle, marchait avec aisance et ne tenait plus sa tête penchée sur son sein ou appuyée sur sa main, dans une attitude chagrine ou maladive, Consuelo ne connaissait guère plus son aspect extérieur que celui du chevalier. Elle avait vu celui-ci un instant au grand jour, marchant devant elle à distance et enveloppé des plis d’un manteau. Elle avait vu Albert peu d’instants aussi dans la tour déserte, depuis qu’il était si différent de ce qu’elle le connaissait ; et maintenant elle voyait l’un ou l’autre très-vaguement, à la clarté des étoiles ; et chaque fois qu’elle se croyait sur le point de fixer ses doutes, il passait sous l’ombre des arbres et s’y perdait comme une ombre lui-même. Il disparut enfin tout à fait, et Consuelo resta partagée entre la joie et la crainte, se reprochant d’avoir manqué de courage pour appeler Albert à tout hasard, afin de provoquer une explication sincère et loyale entre eux.

Ce repentir devint plus vif à mesure qu’il s’éloignait, et en même temps la persuasion que c’était lui, en effet, qu’elle venait de voir. Entraînée par cette habitude de dévouement qui lui avait toujours tenu lieu d’amour pour lui, elle se dit que s’il venait ainsi errer autour d’elle, c’était dans l’espérance timide de l’entretenir. Ce n’était pas la première fois qu’il le tentait ; il l’avait dit à Trenck un soir où peut-être il s’était croisé dans l’obscurité avec Liverani. Consuelo résolut de provoquer cette explication nécessaire. Sa conscience lui faisait un devoir d’éclaircir ses doutes sur les véritables dispositions de son époux, généreux ou volage. Elle redescendit au jardin et courut après lui, tremblante et pourtant courageuse ; mais elle avait perdu sa trace, et elle parcourut tout l’enclos sans le rencontrer.

Enfin elle vit tout à coup, au sortir d’un bosquet, un homme debout au bord de l’eau. Était-ce bien le même qu’elle cherchait ? Elle l’appela du nom d’Albert ; il tressaillit, passa ses mains sur son visage, et lorsqu’il se retourna, le masque noir couvrait déjà ses traits.

« Albert, est-ce vous ? s’écria Consuelo ; c’est vous, vous seul que je cherche. »

Une exclamation étouffée trahit chez cet inconnu je ne sais quelle émotion de joie ou de douleur. Il sembla vouloir fuir ; Consuelo avait cru reconnaître la voix d’Albert, elle s’élança et le retint par son manteau. Mais elle s’arrêta, le manteau en s’écartant avait laissé voir sur la poitrine de l’inconnu une assez large croix d’argent que Consuelo connaissait trop bien : c’était celle de sa mère, la même qu’elle avait confiée au chevalier durant son voyage avec lui, comme un gage de reconnaissance et de sympathie.

« Liverani ! dit-elle, toujours vous ! Puisque c’est vous, adieu ! pourquoi m’avez-vous désobéi ? »

Il se jeta à ses pieds, l’entoura de ses bras et lui prodigua d’ardentes et respectueuses étreintes que Consuelo n’eut plus la force de repousser.

« Si vous m’aimez et si vous voulez que je vous aime, laissez-moi, lui dit-elle. C’est devant les Invisibles que je veux vous voir et vous entendre. Votre masque m’effraie, votre silence me glace le cœur. »

Liverani porta la main à son masque, il allait l’arracher et parler. Consuelo, comme la curieuse Psyché, n’avait plus le courage de fermer les yeux… mais tout à coup le voile noir des messagers du tribunal secret tomba sur sa tête. La main de l’inconnu qui avait saisi la sienne avec précipitation fut détachée en silence. Consuelo se sentit entraînée sans violence et sans courroux apparent, mais avec rapidité. On l’enleva de terre, elle sentit fléchir sous ses pieds le plancher d’une barque. Elle descendit le ruisseau longtemps sans que personne lui adressât la parole, et lorsqu’on lui rendit la lumière, elle se trouva dans la salle souterraine où elle avait comparu pour la première fois devant le tribunal des Invisibles.

XXXI.

Ils étaient là tous les sept comme la première fois, masqués, muets, impénétrables comme des fantômes. Le huitième personnage, qui avait alors adressé la parole à Consuelo et qui semblait être l’interprète du conseil et l’initiateur des adeptes lui parla en ces termes :

« Consuelo, tu as subi déjà des épreuves dont tu es sortie à ta gloire et à notre satisfaction. Nous pouvons t’accorder notre confiance et nous allons te le prouver.

— Attendez, dit Consuelo ; vous me croyez sans reproche, et je ne le suis pas. Je vous ai désobéi, je suis sortie de la retraite que vous m’aviez assignée.

— Par curiosité ?

— Non.

— Peux-tu dire ce que tu as appris ?

— Ce que j’ai appris m’est tout personnel ; j’ai parmi vous un confesseur à qui je puis et veux le révéler. »

Le vieillard que Consuelo invoquait se leva et dit :

« Je sais tout. La faute de cette enfant est légère. Elle ne sait rien de ce que vous voulez qu’elle ignore. La confidence de ses émotions sera entre elle et moi. En attendant mettez l’heure à profit : que ce qu’elle doit savoir lui soit révélé sans retard. Je me porte garant pour elle en toutes choses. »

L’initiateur reprit la parole après s’être retourné vers le tribunal et en avoir reçu un signe d’adhésion.

« Écoute-moi bien, lui dit-il, je te parle au nom de ceux que tu vois ici rassemblés. C’est leur esprit et pour ainsi dire leur souffle qui m’inspire. C’est leur doctrine que je vais t’exposer.

« Le caractère distinctif des religions de l’antiquité est d’avoir deux faces, une extérieure et publique, une interne et secrète. L’une est l’esprit, l’autre la forme ou la lettre. Derrière le symbole matériel et grossier, le sens profond, l’idée sublime. L’Égypte et l’Inde, grands types des antiques religions, mères des pures doctrines, offrent au plus haut point cette dualité d’aspect, signe nécessaire et fatal de l’enfance des sociétés, et des misères attachées au développement du génie de l’homme. Tu as appris récemment en quoi consistaient les grands mystères de Memphis et d’Éleusis, et tu sais maintenant pourquoi la science divine, politique et sociale, concentrée avec le triple pouvoir religieux, militaire et industriel dans les mains des hiérophantes, ne descendit pas jusqu’aux classes infimes de ces antiques sociétés. L’idée chrétienne, enveloppée, dans la parole du révélateur, de symboles plus transparents et plus purs, vint au monde pour faire descendre dans les âmes populaires la connaissance de la vérité et la lumière de la foi. Mais la théocratie, abus inévitable des religions qui se constituent dans le trouble et les périls, vint bientôt s’efforcer de voiler encore une fois le dogme, et, en le voilant, elle l’altéra. L’idolâtrie reparut avec les mystères, et, dans le pénible développement du christianisme on vit les hiérophantes de la Rome apostolique perdre, par un châtiment divin, la lumière divine, et retomber dans les ténèbres où ils voulaient plonger les hommes. Le développement de l’intelligence humaine s’opéra dès lors dans un sens tout contraire à la marche du passé. Le temple ne fut plus, comme dans l’antiquité, le sanctuaire de la vérité. La superstition et l’ignorance, le symbole grossier, la lettre morte, siégèrent sur les autels et sur les trônes. L’esprit descendit enfin dans les classes trop longtemps avilies. De pauvres moines, d’obscurs docteurs, d’humbles pénitents, vertueux apôtres du christianisme primitif, firent de la religion secrète et persécutée l’asile de la vérité inconnue. Ils s’efforcèrent d’initier le peuple à la religion de l’égalité, et, au nom de saint Jean, ils prêchèrent un nouvel évangile, c’est-à-dire une interprétation plus libre, plus hardie et plus pure de la révélation chrétienne. Tu sais l’histoire de leurs travaux, de leurs combats et de leurs martyres, tu sais les souffrances des peuples, leurs ardentes inspirations, leurs élans terribles, leurs déplorables affaissements, leurs réveils orageux ; et, à travers tant d’efforts tour à tour effroyables et sublimes, leur héroïque persévérance à fuir les ténèbres et à trouver les voies de Dieu. Le temps est proche où le voile du temple sera déchiré pour jamais, et où la foule emportera d’assaut les sanctuaires de l’arche sainte. Alors les symboles disparaîtront, et les abords de la vérité ne