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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

aristocratique, sagement pondéré, où ils auraient, de droit, les premières places. Tu peux juger de leur logique et de leur bonne foi, à tous, par le contraste bizarre que tu as vu dans Frédéric, entre les maximes et les actions, les paroles et les faits. Ils ne sont tous que des copies, plus ou moins effacées, plus ou moins outrées, de ce modèle des tyrans philosophes. Mais comme ils n’ont pas le pouvoir absolu entre les mains, leur conduite est moins choquante, et peut faire illusion sur l’usage qu’ils feraient de ce pouvoir. Nous ne nous y laissons pas tromper ; nous laissons ces maîtres ennuyés, ces dangereux amis s’asseoir sur les trônes de nos temples symboliques. Ils s’en croient les pontifes, ils s’imaginent tenir la clef des mystères sacrés, comme autrefois le chef du saint-empire, élu fictivement grand maître du tribunal secret, se persuadait commander à la terrible armée des francs-juges, maîtres de son pouvoir, de ses desseins et de sa vie. Mais, tandis qu’ils se croient nos généraux, ils nous servent de lieutenants ; et jamais, avant le jour fatal marqué pour leur chute dans le livre du destin, ils ne sauront qu’ils nous aident à travailler contre eux-mêmes.



Supperville.

« Tel est le côté sombre et amer de notre œuvre. Il faut transiger avec certaines lois de la conscience paisible, quand on ouvre son âme à notre saint fanatisme. Auras-tu ce courage, jeune prêtresse au cœur pur, à la parole candide ?

— Après tout ce que vous venez de me dire, il ne m’est plus permis de reculer, répondit Consuelo, après un instant de silence. Un premier scrupule pourrait m’entraîner dans une série de réserves et de terreurs qui me conduiraient à la lâcheté. J’ai reçu vos austères confidences ; je sens que je ne m’appartiens plus. Hélas ! oui, je l’avoue, je souffrirai souvent du rôle que vous m’imposez ; car j’ai amèrement souffert déjà d’être forcée de mentir au roi Frédéric pour sauver des amis en péril. Laissez-moi rougir une dernière fois de la rougeur des âmes vierges de toute feinte, et pleurer la candeur de ma jeunesse ignorante et paisible. Je ne puis me défendre de ces regrets ; mais je saurai me garder des remords tardifs et pusillanimes. Je ne dois plus être l’enfant inoffensif et inutile que j’étais naguère ; je ne le suis déjà plus, puisque me voici placée entre la nécessité de conspirer contre les oppresseurs de l’humanité ou de