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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

ressemble prodigieusement, répondit-elle ; mais n’as-tu jamais vu un portrait de moi ? » Et, voyant que Consuelo faisait des efforts de mémoire, elle ajouta pour l’aider :

« Un portrait qui m’a ressemblé autant qu’il est permis à l’art d’approcher de la réalité, et dont aujourd’hui je ne suis plus que l’ombre ; un grand portrait de femme, jeune, fraîche, brillante, avec un corsage de brocart d’or chargé de fleurs en pierreries, un manteau de pourpre, et des cheveux noirs s’échappant de noeuds de rubis et de perles pour retomber en boucles sur les épaules : c’est le costume que je portais il y a plus de quarante ans, le lendemain de mon mariage. J’étais belle, mais je ne devais pas l’être longtemps ; j’avais déjà la mort dans l’âme.

— Le portrait dont vous parlez, dit Consuelo en pâlissant, est au château des Géants dans la chambre qu’habitait Albert… C’est celui de sa mère qu’il avait à peine connue, et qu’il adorait pourtant… et qu’il croyait voir et entendre dans ses extases. Seriez-vous donc une proche parente de la noble Wanda de Prachatitz, et par conséquent…

— Je suis Wanda de Prachatitz elle-même, répondit la sibylle en retrouvant quelque fermeté dans sa voix et dans son attitude ; je suis la mère d’Albert, et la veuve de Christian de Rudolstadt ; je suis la descendante de Jean Ziska du Calice, et la belle-mère de Consuelo ; mais je ne veux plus être que son amie et sa mère adoptive, parce que Consuelo n’aime pas Albert, et qu’Albert ne doit pas être heureux au prix du bonheur de sa compagne.

— Sa mère ! vous, sa mère ! s’écria Consuelo tremblante en tombant aux genoux de Wanda. Êtes-vous donc un spectre ? N’étiez-vous pas pleurée comme morte au château des Géants ?

— Il y a vingt-sept ans, répondit la sibylle, que Wanda de Prachatitz, comtesse de Rudolstadt, a été ensevelie au château des Géants, dans la même chapelle et sous la même dalle où Albert de Rudolstadt, atteint de la même maladie et sujet aux mêmes crises cataleptiques, fut enseveli l’année dernière, victime de la même erreur. Le fils ne se fût jamais relevé de cet affreux tombeau, si la mère, attentive au danger qui le menaçait, n’eût veillé, invisible, sur son agonie, et n’eût présidé avec angoisse à son inhumation. C’est sa mère qui a sauvé un être encore plein de force et de vie, des vers du sépulcre auquel on l’avait déjà abandonné ; c’est sa mère qui l’a arraché au joug de ce monde où il n’avait que trop vécu et où il ne pouvait plus vivre, pour le transporter dans ce monde mystérieux, dans cet asile impénétrable où elle-même avait recouvré, sinon la santé du corps, du moins la vie de l’âme. C’est une étrange histoire, Consuelo, et il faut que tu la connaisses pour comprendre celle d’Albert, sa triste vie, sa mort prétendue, et sa miraculeuse résurrection. Les Invisibles n’ouvriront la séance de ton initiation qu’à minuit. Écoute-moi donc, et que l’émotion de ce bizarre récit te prépare à celles qui t’attendent encore.

XXXIII.

« Riche, belle et d’illustre naissance, je fus mariée à vingt ans au comte Christian, qui en comptait déjà plus de quarante. Il eût pu être mon père, et m’inspirait de l’affection et du respect ; de l’amour, point. J’avais été élevée dans l’ignorance de ce que peut être un pareil sentiment dans la vie d’une femme. Mes parents, austères Luthériens, mais forcés de pratiquer leur culte le moins ostensiblement possible, avaient dans leurs habitudes et dans leurs idées une rigidité excessive et une grande force d’âme. Leur haine pour l’étranger, leur révolte intérieure contre le joug religieux et politique de l’Autriche, leur attachement fanatique aux antiques libertés de la patrie, avaient passé dans mon sein, et ces passions suffisaient à ma fière jeunesse. Je n’en soupçonnais pas d’autres, et ma mère, qui n’avait jamais connu que le devoir, eût cru faire un crime en me les laissant pressentir. L’empereur Charles, père de Marie-Thérèse, persécuta longtemps ma famille pour cause d’hérésie, et mit notre fortune, notre liberté, et presque notre vie à prix. Je pouvais racheter mes parents en épousant un seigneur catholique dévoué à l’empire, et je me sacrifiai avec une sorte d’orgueil enthousiaste. Parmi ceux qui me furent désignés, je choisis le comte Christian, parce que son caractère doux, conciliant, et même faible en apparence, me donnait l’espérance de le convertir secrètement aux idées politiques de ma famille. Ma famille accepta mon dévouement et le bénit. Je crus que je serais heureuse par la vertu ; mais le malheur, dont on comprend la portée et dont on sent l’injustice, n’est pas un milieu où l’âme puisse aisément se développer ; je reconnus bientôt que le sage et calme Christian cachait sous sa douceur bienveillante une obstination invincible, un attachement opiniâtre aux coutumes de sa caste et aux préjugés de son entourage, une sorte de haine miséricordieuse et de mépris douloureux pour toute idée de combat et de résistance aux choses établies. Sa sœur Wenceslawa, tendre, vigilante, généreuse, mais rivée plus encore que lui aux petitesses de sa dévotion et à l’orgueil de son rang, me fut une société à la fois douce et amère ; une tyrannie caressante, mais accablante ; une amitié dévouée, mais irritante au dernier point. Je souffris mortellement de cette absence de rapports sympathiques et intellectuels avec des êtres que j’aimais pourtant, mais dont le contact me tuait, dont l’atmosphère me desséchait lentement. Vous savez l’histoire de la jeunesse d’Albert, ses enthousiasmes comprimés, se religion incomprise, ses idées évangéliques taxées d’hérésie et de démence. Ma vie fut un prélude de la sienne, et vous avez dû entendre échapper quelquefois dans la famille de Rudolstadt des exclamations d’effroi et de douleur sur cette ressemblance funeste du fils et de la mère, au moral comme au physique.

« L’absence d’amour fut le plus grand mal de ma vie, et c’est de lui que dérivèrent tous les autres. J’aimais Christian d’une forte amitié ; mais rien en lui ne pouvait m’inspirer d’enthousiasme, et une affection enthousiaste m’eût été nécessaire pour comprimer cette profonde désunion de nos intelligences. L’éducation religieuse et sévère que j’avais reçue ne me permettait pas de séparer l’intelligence de l’amour. Je me dévorais moi-même. Ma santé s’altéra ; une excitation extraordinaire s’empara de mon système nerveux ; j’eus des hallucinations, des extases qu’on appela des accès de folie, et qu’on cacha avec soin au lieu de chercher à me guérir. On tenta pourtant de me distraire et de me mener dans le monde, comme si des bals, des spectacles et des fêtes eussent pu me tenir lieu de sympathie, d’amour et de confiance. Je tombai si malade à Vienne, qu’on me ramena au château des Géants. Je préférais encore ce triste séjour, les exorcismes du chapelain et la cruelle amitié de la chanoinesse à la cour de nos tyrans.

« La perte consécutive de mes cinq enfants me porta les derniers coups. Il me sembla que le ciel avait maudit mon union ; je désirai la mort avec énergie. Je n’espérais plus rien de la vie. Je m’efforçais de ne point aimer Albert, mon dernier-né, persuadée qu’il était condamné comme les autres, et que mes soins ne pourraient pas le sauver.

« Un dernier malheur vint porter au comble l’exaspération de mes facultés. J’aimai, je fus aimée, et l’austérité de mes principes me contraignit de refouler en moi jusqu’à l’aveu intérieur de ce sentiment terrible. Le médecin qui me soignait dans mes fréquentes et douloureuses crises était moins jeune en apparence, et moins beau que Christian. Ce ne furent donc pas les grâces de la personne qui m’émurent, mais la sympathie profonde de nos âmes, la conformité d’idées ou du moins d’instincts religieux et philosophiques, un rapport incroyable de caractères. Marcus, je ne puis vous le désigner que par ce prénom, avait la même énergie, la même activité d’esprit, le même patriotisme que moi.