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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

elle entendit la lourde dalle retomber avec bruit et fermer l’entrée du souterrain au-dessus de sa tête.

XXXIX.

Dans les premiers instants, Consuelo, passant d’une salle où brillait l’éclat de cent flambeaux, dans un lieu qu’éclairait seule la lueur de sa petite lampe, ne distingua rien qu’un brouillard lumineux répandu autour d’elle, et que son regard ne pouvait percer. Mais peu à peu ses yeux s’accoutumèrent aux ténèbres, et comme elle ne vit rien d’effrayant entre elle et les parois d’une salle en tout semblable, pour l’étendue et la forme octogone, à celle dont elle sortait, elle se rassura au point d’aller examiner de près les étranges caractères qu’elle apercevait sur les murailles. C’était une seule et longue inscription disposée sur plusieurs lignes circulaires qui faisaient le tour de la salle, et que n’interrompait aucune ouverture. En faisant cette observation, Consuelo ne se demanda pas comment elle sortirait de ce cachot, mais quel pouvait avoir été l’usage d’une pareille construction. Des idées sinistres qu’elle repoussa d’abord lui vinrent à l’esprit ; mais bientôt ces idées furent confirmées par la lecture de l’inscription qu’elle lut en marchant lentement et en promenant sa lampe à la hauteur des caractères.

« Contemple la beauté de ces murailles assises sur le roc, épaisses de vingt-quatre pieds, et debout depuis mille ans, sans que ni les assauts de la guerre, ni l’action du temps, ni les efforts de l’ouvrier aient pu les entamer ! Ce chef-d’œuvre de maçonnerie architecturale a été élevé par les mains des esclaves, sans doute pour enfouir les trésors d’un maître magnifique. Oui ! pour enfouir dans les entrailles du rocher, dans les profondeurs de la terre, des trésors de haine et de vengeance. Ici ont péri, ici ont souffert, ici ont pleuré, rugi et blasphémé vingt générations d’hommes, innocents pour la plupart, quelques-uns héroïques ; tous victimes ou martyrs : des prisonniers de guerre, des serfs révoltés ou trop écrasés de taxes pour en payer de nouvelles, des novateurs religieux, des hérétiques sublimes, des infortunés, des vaincus, des fanatiques, des saints, des scélérats aussi, hommes dressés à la férocité des camps, à la loi de meurtre et de pillage, soumis à leur tour à d’horribles représailles. Voilà les catacombes de la féodalité, du despotisme militaire ou religieux. Voilà les demeures que les hommes puissants ont fait construire par des hommes asservis, pour étouffer les cris et cacher les cadavres de leurs frères vaincus et enchaînés. Ici, point d’air pour respirer, pas un rayon de jour, pas une pierre pour reposer sa tête ; seulement des anneaux de fer scellés au mur pour passer le bout de la chaîne des prisonniers, et les empêcher de choisir une place pour reposer sur le sol humide et glacé. Ici, de l’air, du jour et de la nourriture quand il plaisait aux gardes postés dans la salle supérieure d’entr’ouvrir un instant le caveau, et de jeter un morceau de pain à des centaines de malheureux entassés les uns sur les autres, le lendemain d’une bataille, blessés ou meurtris pour la plupart ; et, chose plus affreuse encore ! quelquefois, un seul resté le dernier, et s’éteignant dans la souffrance et le désespoir au milieu des cadavres putréfiés de ses compagnons, quelquefois mangé des mêmes vers avant d’être mort tout à fait, et tombant en putréfaction lui-même avant que le sentiment de la vie et l’horreur de la réflexion fussent anéantis dans son cerveau. Voilà, ô néophyte, la source des grandeurs humaines, que tu as peut-être contemplées avec admiration et jalousie dans le monde des puissants ! des crânes décharnés, des os humains brisés et desséchés, des larmes, des taches de sang, voilà ce que signifient les emblèmes de tes armoiries, si tes pères t’ont légué la tache du patriciat ; voilà ce qu’il faudrait représenter sur les écussons des princes que tu as servis, ou que tu aspires à servir si tu es sorti de la plèbe. Oui, voilà le fondement des titres de noblesse, voilà la source des gloires et des richesses héréditaires de ce monde ; voilà comment s’est élevée et conservée une caste que les autres castes redoutent, flattent et caressent encore. Voilà, voilà ce que les hommes ont inventé pour s’élever de père en fils au-dessus des autres hommes ! »

Après avoir lu cette inscription en faisant trois fois le tour de la geôle, Consuelo, navrée de douleur et d’effroi, posa sa lampe à terre et se plia sur ses genoux pour se reposer. Un profond silence régnait dans ce lieu lugubre, et des réflexions épouvantables s’y éveillaient en foule. La vive imagination de Consuelo évoquait autour d’elle de sombres visions. Elle croyait voir des ombres livides et couvertes de plaies hideuses s’agiter autour des murailles, ou ramper sur la terre à ses côtés. Elle croyait entendre leurs gémissements lamentables, leur râle d’agonie, leurs faibles soupirs, le grincement de leurs chaînes. Elle ressuscitait dans sa pensée la vie du passé telle qu’elle devait être au moyen âge, telle qu’elle avait été encore naguère durant les guerres de religion. Elle croyait entendre au-dessus d’elle, dans la salle des gardes, le pas lourd et sinistre de ces hommes chaussés de fer ; le retentissement de leurs piques sur le pavé, leurs rires grossiers, leurs chants d’orgie ; leurs menaces et leurs jurons quand la plainte des victimes montait jusqu’à eux, et venait interrompre leur affreux sommeil : car ils avaient dormi, ces geôliers, ils avaient dû, ils avaient pu dormir sur cette geôle, sur cet abîme infect, d’où s’exhalaient les miasmes du tombeau et les rugissements de l’enfer. Pâle, les yeux fixes, et les cheveux dressés par l’épouvante, Consuelo ne voyait et n’entendait plus rien. Lorsqu’elle se rappela sa propre existence, et qu’elle se releva pour échapper au froid qui la gagnait, elle s’aperçut qu’une dalle du sol avait été déracinée et jetée en bas durant sa pénible extase, et qu’un chemin nouveau s’ouvrait devant elle. Elle en approcha, et vit un escalier étroit et rapide qu’elle descendit avec peine, et qui la conduisit dans une nouvelle cave, plus étroite et plus écrasée que la première. En touchant le sol, qui était doux et comme moelleux sous le pied, Consuelo baissa sa lampe pour regarder si elle ne s’enfonçait pas dans la vase. Elle ne vit qu’une poussière grise, plus fine que le sable le plus fin, et présentant çà et là pour accidents, en guise de cailloux, une côte rompue, une tête de fémur, un débris de crâne, une mâchoire encore garnie de dents blanches et solides, témoignage de la jeunesse et de la force brusquement brisées par une mort violente. Quelques squelettes presque entiers avaient été retirés de cette poussière, et dressés contre les murs. Il y en avait un parfaitement conservé, debout et enchaîné par le milieu du corps, comme s’il eût été condamné à périr là sans pouvoir se coucher. Son corps, au lieu de se courber et de tomber en avant, plié et disloqué, s’était roidi, ankylosé, et rejeté en arrière dans une attitude de fierté superbe et d’implacable dédain. Les ligaments de sa charpente et de ses membres s’étaient ossifiés. Sa tête, renversée, semblait regarder la voûte, et ses dents, serrées par une dernière contraction des mâchoires, paraissaient rire d’un rire terrible, ou d’un élan de fanatisme sublime. Au-dessus de lui, son nom et son histoire étaient écrits en gros caractères rouges sur la muraille. C’était un obscur martyr de la persécution religieuse, et la dernière des victimes immolées dans ce lieu. À ses pieds était agenouillé un squelette dont la tête, détachée des vertèbres, gisait sur le pavé, mais dont les bras roidis tenaient encore embrassés les genoux du martyr : c’était sa femme. L’inscription portait, entre autres détails :

« N*** a péri ici avec sa femme, ses trois frères et ses deux enfants, pour n’avoir pas voulu abjurer la foi de Luther, et pour avoir persisté, jusque dans les tortures, à nier l’infaillibilité du pape. Il est mort debout et desséché, pétrifié en quelque sorte, et sans pouvoir regarder à ses pieds sa famille agonisante sur la cendre de ses amis et de ses pères. »