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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

En face de cette inscription, on lisait celle-ci :

« Néophyte, le sol friable que tu foules est épais de vingt pieds. Ce n’est ni du sable, ni de la terre, c’est de la poussière humaine. Ce lieu était l’ossuaire du château. C’est ici qu’on jetait ceux qui avaient expiré dans la geôle placée au-dessus, quand il n’y avait plus de place pour les nouveaux venus. C’est la cendre de vingt générations de victimes. Heureux et rares, les patriciens qui peuvent compter parmi leurs ancêtres vingt générations d’assassins et de bourreaux ! »

Consuelo fut moins épouvantée de l’aspect de ces objets funèbres qu’elle ne l’avait été dans la geôle par les suggestions de son propre esprit. Il y a quelque chose de trop grave et de trop solennel dans l’aspect de la mort même, pour que les faiblesses de la peur et les déchirements de la piété puissent obscurcir l’enthousiasme ou la sérénité des âmes fortes et croyantes. En présence de ces reliques la noble adepte de la religion d’Albert sentit plus de respect et de charité que d’effroi ou de consternation. Elle se mit à genoux devant la dépouille du martyr, et, sentant revenir ses forces morales, elle s’écria en baisant cette main décharnée :

« Oh ! ce n’est pas l’auguste spectacle d’une glorieuse destruction qui peut faire horreur ou pitié ! c’est plutôt l’idée de la vie en lutte avec les tourments de l’agonie. C’est la pensée de ce qui a dû se passer dans ces âmes désolées, qui remplit d’amertume et de terreur la pensée des vivants ! Mais toi, malheureuse victime, morte debout, et la tête tournée vers le ciel, tu n’es point à plaindre, car tu n’as point faibli, et ton âme s’est exhalée dans un transport de ferveur qui me remplit de vénération. »

Consuelo se leva lentement et détacha avec une sorte de calme son voile de mariée qui s’était accroché aux ossements de la femme agenouillée à ses côtés. Une porte étroite et basse venait de s’ouvrir devant elle. Elle reprit sa lampe, et, soigneuse de ne pas se retourner, elle entra dans un couloir étroit et sombre qui descendait en pente rapide. À sa droite et à sa gauche elle vit l’entrée de geôles étouffées sous la masse d’une architecture vraiment sépulcrale. Ces cachots étaient trop bas pour qu’on pût s’y tenir debout, et à peine assez longs pour que l’on pût s’y tenir couché. Ils semblaient l’œuvre des cyclopes, tant ils étaient fortement construits et ménagés avec art dans les massifs de la maçonnerie, comme pour servir de loges à quelques animaux farouches et dangereux. Mais Consuelo ne pouvait s’y tromper : elle avait vu les arènes de Vérone ; elle savait que les tigres et les ours réservés jadis aux amusements du cirque, aux combats de gladiateurs, étaient mieux logés mille fois. D’ailleurs, elle lisait sur les portes de fer, que ces cachots inexpugnables avaient été réservés aux princes vaincus, aux vaillants capitaines, aux prisonniers les plus importants et les plus redoutables par leur rang, leur intelligence ou leur énergie. Des précautions si formidables contre leur évasion témoignaient de l’amour ou du respect qu’ils avaient inspiré à leurs partisans. Voilà où était venu s’éteindre le rugissement de ces lions qui avaient fait tressaillir le monde à leur appel. Leur puissance et leur volonté s’étaient brisées contre un angle de mur ; leur poitrine herculéenne s’était desséchée à chercher l’aspiration d’un peu d’air, auprès d’une fente imperceptible, taillée en biseau dans vingt pieds de moellons. Leur regard d’aigle s’était usé à guetter une faible lueur dans d’éternelles ténèbres. C’est là qu’on enterrait vivants les hommes qu’on n’osait pas tuer au jour. Des têtes illustres, des cœurs magnanimes avaient expié là l’exercice, et sans doute aussi l’abus des droits de la force.

Après avoir erré quelque temps dans ces galeries obscures et humides qui s’enfonçaient sous le roc, Consuelo entendit un bruit d’eau courante qui lui rappela le redoutable torrent souterrain de Riesenburg ; mais elle était trop préoccupée des malheurs et des crimes de l’humanité, pour songer longtemps à elle-même. Elle fut forcée de s’arrêter un peu pour faire le tour d’un puisard à fleur de terre qu’une torche éclairait. Au-dessous de la torche elle lut sur un poteau ce peu de mots, qui n’avaient pas besoin de commentaires :

« C’est là qu’on les noyait ! »

Consuelo se pencha pour regarder l’intérieur du puits. L’eau du ruisseau sur lequel elle avait navigué si paisiblement il n’y avait qu’une heure, s’engouffrait là dans une profondeur effrayante, et tournoyait en rugissant, comme avide de saisir et d’entraîner une victime. La lueur rouge de la torche de résine donnait à cette onde sinistre la couleur du sang.

Enfin Consuelo arriva devant une porte massive qu’elle essaya vainement d’ébranler. Elle se demanda si, comme dans les initiations des pyramides d’Égypte, elle allait être enlevée dans les airs par des chaînes invisibles, tandis qu’un gouffre s’ouvrirait sous ses pieds et qu’un vent subit et violent éteindrait sa lampe. Une autre frayeur l’agitait plus sérieusement ; depuis qu’elle marchait dans la galerie, elle s’était aperçue qu’elle n’était pas seule ; quelqu’un marchait sur ses pas avec tant de légèreté qu’elle n’entendait pas le moindre bruit ; mais elle croyait avoir senti le frôlement d’un vêtement auprès du sien, et lorsqu’elle avait dépassé le puits, la lueur de la torche, en se trouvant derrière elle, avait envoyé aux parois du mur qu’elle suivait, deux ombres vacillantes au lieu d’une seule. Quel était donc ce redoutable compagnon qu’il lui était défendu de regarder, sous peine de perdre le fruit de tous ses travaux, et de ne jamais franchir le seuil du temple ? Était-ce quelque spectre effrayant dont la laideur eût glacé son courage et troublé sa raison ? Elle ne voyait plus son ombre, mais elle s’imaginait entendre le bruit de sa respiration tout près d’elle ; et cette porte fatale qui ne voulait pas s’ouvrir ! Les deux ou trois minutes qui s’écoulèrent dans cette attente lui parurent un siècle. Ce muet acolyte lui faisait peur ; elle craignait qu’il ne voulût l’éprouver en lui parlant, en la forçant par quelque ruse à le regarder. Son cœur battait avec violence ; enfin elle vit qu’il lui restait une inscription à lire au-dessus de la porte.

« C’est ici que t’attend la dernière épreuve, et c’est la plus cruelle. Si ton courage est épuisé, frappe deux coups au battant gauche de cette porte ; sinon, frappes-en trois au battant de droite. Songe que la gloire de ton initiation sera proportionnée à tes efforts. »

Consuelo n’hésita pas et frappa les trois coups à droite. Le battant de la porte s’ouvrit comme de lui-même, et elle pénétra dans une vaste salle éclairée de nombreux flambeaux. Il n’y avait personne, et d’abord elle ne comprit rien aux objets bizarres rangés et alignés symétriquement autour d’elle. C’étaient des machines de bois, de fer et de bronze dont l’usage lui était inconnu ; des armes étranges, étalées sur des tables ou pendues à la muraille. Un instant elle se crut dans un musée d’artillerie ; car il y avait en effet des mousquets, des canons, des coulevrines, et tout un attirail de machines de guerre servant de premier plan aux autres instruments. On s’était plu à réunir là tous les moyens de destruction inventés par les hommes pour s’immoler entre eux. Mais lorsque la néophyte eut fait quelques pas en avant à travers cet arsenal, elle vit d’autres objets d’une barbarie plus raffinée, des chevalets, des roues, des scies, des cuves de fonte, des poulies, des crocs, tout un musée d’instruments de torture ; et sur un grand écriteau dressé au milieu et surmontant un trophée formé de masses, de tenailles, de ciseaux, de limes, de haches dentelées, et de tous les abominables outils du tourmenteur, on lisait : « Ils sont tous fort précieux, tous authentiques ; ils ont tous servi. »

Alors Consuelo sentit défaillir tout son être. Une sueur froide détrempait les tresses de ses cheveux. Son cœur ne battait plus. Incapable de se soustraire à l’horreur de ce spectacle et des visions sanglantes qui l’assaillaient en foule, elle examinait ce qui était devant elle avec cette curiosité stupide et funeste qui s’empare de nous dans l’excès de l’épouvante. Au lieu de fermer les yeux, elle contemplait une sorte de cloche de bronze qui avait une tête monstrueuse et un casque rond posés sur un