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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

Au moment où minuit avait sonné à la grande horloge du palais, la jeune et mondaine abbesse de Quedlimburg venait de se mettre dans son lit de satin rose, lorsque sa première femme de chambre, en lui plaçant ses mules sur son tapis d’hermine, tressaillit et laissa échapper un cri. On venait de frapper à la porte de la chambre à coucher de la princesse.

« Eh bien, es-tu folle ? dit la belle Amélie, en entr’ouvrant son rideau : qu’as-tu à sauter et à soupirer de la sorte ?

— Est-ce que Votre Altesse royale n’a pas entendu frapper ?

— On a frappé ? En ce cas, va voir ce que c’est.

— Ah ! madame ! quelle personne vivante oserait frapper à la porte de Votre Altesse, quand on sait qu’elle est couchée ?

— Aucune personne vivante n’oserait, dis-tu ? En ce cas c’est une personne morte. Va lui ouvrir en attendant. Tiens, on frappe encore ; va donc, tu m’impatientes. »

La femme de chambre, plus morte que vive, se traîna vers la porte, et demanda qui est là ? d’une voix tremblante.

« C’est moi, madame de Kleist, répondit une voix bien connue ; si la princesse ne dort pas encore, dites-lui que j’ai quelque chose d’important à lui dire.

— Eh vite ! eh vite ! fais-la entrer, cria la princesse, et laisse-nous. »

Dès que l’abbesse et sa favorite furent seules, cette dernière s’assit sur le pied du lit de sa maîtresse, et parla ainsi :

« Votre Altesse royale ne s’était pas trompée. Le roi est amoureux fou de la Porporina, et il n’est pas encore son amant, ce qui donne certainement à cette fille un crédit illimité, pour le moment, sur son esprit.

— Et comment sais-tu cela depuis une heure ?

— Parce qu’en me déshabillant pour me mettre au lit, j’ai fait babiller ma femme de chambre, laquelle m’a appris qu’elle avait une sœur au service de cette Porporina. Là-dessus je la questionne, je lui tire les vers du nez, et, de fil en aiguille, j’apprends que madite soubrette sort à l’instant même de chez sa sœur, et qu’à l’instant même le roi sortait de chez la Porporina.

— Es-tu bien sûre de cela ?

— Ma fille de chambre venait de voir le roi comme je vous vois. Il lui avait parlé à elle-même, la prenant pour sa sœur, laquelle était occupée, dans une autre pièce, à soigner sa maîtresse malade, ou feignant de l’être. Le roi s’est informé de la santé de la Porporina avec une sollicitude extraordinaire ; il a frappé du pied d’un air tout à fait chagrin, en apprenant qu’elle ne cessait de pleurer ; il n’a pas demandé à la voir, dans la crainte de la gêner, a-t-il dit ; il a remis pour elle un flacon très-précieux ; enfin il s’est retiré, en recommandant bien qu’on dît à la malade, le lendemain, qu’il était venu la voir à onze heures du soir.

— Voilà une aventure, j’espère ! s’écria la princesse, et je n’ose en croire mes oreilles. Ta soubrette connaît-elle bien les traits du roi ?

— Qui ne connaît la figure d’un roi toujours à cheval ? D’ailleurs, un page avait été envoyé en éclaireur cinq minutes à l’avance pour voir s’il n’y avait personne chez la belle. Pendant ce temps, le roi, enveloppé et emmitouflé, attendait en bas dans la rue, en grand incognito, selon sa coutume.

— Ainsi, du mystère, de la sollicitude, et surtout du respect : c’est de l’amour, ou je ne m’y connais pas, de Kleist. Et tu es venue, malgré le froid et la nuit, m’apprendre cela bien vite ! Ah ! ma pauvre enfant, que tu es bonne !

— Dites aussi malgré les revenants. Savez-vous qu’il y a une panique nouvelle dans le château depuis quelques nuits, et que mon chasseur tremblait comme un grand imbécile en traversant les corridors pour m’accompagner ?

— Qu’est-ce que c’est ? encore la femme blanche ?

— Oui, la Balayeuse.

— Cette fois, ce n’est pas nous qui faisons ce jeu-là, ma pauvre de Kleist ! Nos fantômes sont bien loin, et fasse le ciel que ces revenants-là puissent revenir !

— Je pensais d’abord que c’était le roi qui s’amusait à revenir, puisque maintenant il a des motifs pour écarter les valets curieux de dessus son passage. Mais, ce qui m’a fort étonné, c’est que le sabbat ne se passe pas autour de ses appartements, ni sur sa route pour aller chez la Porporina. C’est autour de Votre Altesse que les esprits se promènent, et j’avoue que maintenant que je n’y suis plus pour rien, cela m’effraie un peu.

— Que dis-tu là, enfant ? Comment pourrais-tu croire aux spectres, toi qui les connais si bien ?

— Et voilà le hic ! on dit que quand on les imite, cela les fâche, et qu’ils se mettent à vos trousses tout de bon pour vous punir.

— En ce cas, ils s’y prendraient un peu tard avec nous ; car depuis plus d’un an, ils nous laissent en repos. Allons, ne t’occupe pas de ces balivernes. Nous savons bien ce qu’il faut croire de ces âmes en peine. Certainement c’est quelque page ou quelque bas officier qui vient la nuit demander des prières à la plus jolie de mes femmes de chambre. Aussi la vieille, à qui on ne demande rien du tout, a-t-elle une frayeur épouvantable. J’ai vu le moment où elle ne voudrait pas t’ouvrir. Mais de quoi parlons-nous là ? De Kleist, nous tenons le secret du roi, il faut en profiter. Comment allons-nous nous y prendre ?

— Il faut accaparer cette Porporina, et nous dépêcher avant que sa faveur la rende vaine et méfiante.

— Sans doute, il ne faut épargner ni présents, ni promesses, ni cajoleries. Tu iras dès demain chez elle ; tu lui demanderas de ma part… de la musique, des autographes du Porpora ; elle doit avoir beaucoup de choses inédites des maîtres italiens. Tu lui promettras en retour des manuscrits de Sébastien Bach. J’en ai plusieurs. Nous commencerons par des échanges. Et puis, je lui demanderai de venir m’enseigner les mouvements et dès que je la tiendrai chez moi, je me charge de la séduire et de la dominer.

— J’irai demain matin, Madame.

— Bonsoir, de Kleist. Tiens, viens m’embrasser. Tu es ma seule amie, toi ; va te coucher, et si tu rencontres la Balayeuse dans les galeries, regarde bien si elle n’a pas des éperons sous sa robe. »

IV.

Le lendemain, la Porporina, en sortant fort accablée d’un pénible sommeil, trouva sur son lit deux objets que sa femme de chambre venait d’y déposer. D’abord, un flacon de cristal de roche avec un fermoir d’or sur lequel était gravée une F, surmontée d’une couronne royale, et ensuite un rouleau cacheté. La servante interrogée raconta comme quoi le roi était venu en personne, la veille au soir, apporter ce flacon ; et, en apprenant les circonstances d’une visite si respectueuse et si délicatement naïve, la Porporina fut attendrie. Homme étrange ! pensa-t-elle. Comment concilier tant de bonté dans la vie privée, avec tant de dureté et de despotisme dans la vie publique ? Elle tomba dans la rêverie, et peu à peu, oubliant le roi, et songeant à elle-même, elle se retraça confusément les événements de la veille et se remit à pleurer.

« Eh quoi ! Mademoiselle, lui dit la soubrette qui était une bonne créature passablement babillarde, vous allez encore sangloter comme hier soir en vous endormant ? Cela fendait le cœur, et le roi, qui vous écoutait à travers la porte, en a secoué la tête deux ou trois fois comme un homme qui a du chagrin. Pourtant, Mademoiselle, votre sort ferait envie à bien d’autres. Le roi ne fait pas la cour à tout le monde ; on dit même qu’il ne la fait à personne, et il est bien certain que le voilà amoureux de vous !

— Amoureux ! que dis-tu là, malheureuse ? s’écria la Porporina en tressaillant ; ne répète jamais une parole si