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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

inconvenante et si absurde. Le roi amoureux de moi, grand Dieu !

— Eh bien ! mademoiselle, quand cela serait ?

— Le ciel m’en préserve ! mais cela n’est pas et ne sera jamais. Qu’est-ce que ce rouleau, Catherine ?

— Un domestique l’a apporté de grand matin.

— Le domestique de qui ?

— Un domestique de louage, qui d’abord n’a pas voulu me dire de quelle part il venait, mais qui a fini par m’avouer qu’il était employé par les gens d’un certain comte de Saint-Germain, arrivé ici d’hier seulement.

— Et pourquoi avez-vous interrogé cet homme ?

— Pour savoir, Mademoiselle !

— C’est naïf ! laisse-moi. »

Dès que la Porporina fut seule, elle ouvrit le rouleau et y trouva un parchemin couvert de caractères bizarres et indéchiffrables. Elle avait entendu beaucoup parler du comte de Saint-Germain, mais elle ne le connaissait pas. Elle retourna le manuscrit dans tous les sens ; et n’y pouvant rien comprendre, ne concevant pas pourquoi ce personnage avec lequel elle n’avait jamais eu de relations, lui envoyait une énigme à deviner, elle en conclut, avec bien d’autres, qu’il était fou ; cependant en examinant cet envoi, elle lut sur un petit feuillet détaché : « La princesse Amélie de Prusse s’occupe beaucoup de la science divinatoire et des horoscopes. Remettez-lui ce parchemin, et vous pouvez être assurée de sa protection et de ses bontés. » Ces lignes n’étaient pas signées. L’écriture était inconnue, et le rouleau ne portait point d’adresse. Elle s’étonna que le comte de Saint-Germain, pour parvenir jusqu’à la princesse Amélie, se fût adressé à elle, qui ne l’avait jamais approchée ; et pensant que le domestique avait commis une erreur en lui apportant ce paquet, elle se prépara à le rouler et à le renvoyer. Mais en touchant la feuille de gros papier blanc qui enveloppait le tout, elle remarqua que sur le verso intérieur était de la musique gravée. Un souvenir se réveilla en elle. Chercher au coin du feuillet une marque convenue, la reconnaître pour avoir été tracée fortement au crayon par elle-même, dix-huit mois auparavant, constater que la feuille de musique se rapportait très-bien au morceau complet qu’elle avait donné comme signe de reconnaissance, tout cela fut l’affaire d’un instant ; et l’attendrissement qu’elle éprouva en recevant ce souvenir d’un ami absent et malheureux lui fit oublier ses propres chagrins. Restait à savoir ce qu’elle avait à faire du grimoire, et dans quelle intention on la chargeait de le remettre à la princesse de Prusse. Était-ce pour lui assurer, en effet, la faveur et la protection de cette dame ? La Porporina n’en avait ni souci, ni besoin ; était-ce pour établir entre la princesse et le prisonnier des rapports utiles au salut ou au soulagement de ce dernier ? La jeune fille hésita ; elle se rappela le proverbe : « Dans le doute, abstiens-toi. » Puis elle pensa qu’il y a de bons et de mauvais proverbes, les uns à l’usage de l’égoïsme prudent, les autres à celui du dévouement courageux. Elle se leva en se disant :

« Dans le doute, agis, lorsque tu ne compromets que toi-même, et que tu peux espérer être utile à ton ami, à ton semblable. »

Elle achevait à peine sa toilette, qu’elle faisait un peu lentement, car elle était très-affaiblie et brisée par la crise de la veille, et tout en nouant ses beaux cheveux noirs, elle songeait au moyen de faire parvenir promptement et d’une manière sûre le grimoire à la princesse, lorsqu’un grand laquais galonné vint s’informer si elle était seule, et si elle pouvait recevoir une dame qui ne se nommait pas et qui désirait lui parler. La jeune cantatrice maudissait souvent cette sujétion où les artistes de ce temps-là vivaient à l’égard des grands ; elle fut tentée, pour renvoyer la dame importune, de faire répondre que messieurs les chanteurs du théâtre étaient chez elle ; mais elle pensa que si c’était un moyen d’effaroucher la pruderie de certaines dames, c’était le plus sûr pour attirer plus vite certaines autres. Elle se résigna donc à recevoir la visite, et madame de Kleist fut bientôt près d’elle.

La grande dame bien stylée avait résolu d’être charmante avec la cantatrice et de lui faire oublier toutes les distances du rang ; mais elle était gênée, parce que, d’une part, on lui avait dit que cette jeune fille était très-fière, et que de l’autre, étant fort curieuse pour son propre compte, madame de Kleist eût bien voulu la faire causer et pénétrer le fond de ses pensées. Quoiqu’elle fût bonne et inoffensive, cette belle dame avait donc, dans ce moment, quelque chose de faux et de forcé dans toute sa contenance qui n’échappa point à la Porporina. La curiosité est si voisine de la perfidie, qu’elle peut enlaidir les plus beaux visages.

La Porporina connaissait très-bien la figure de madame de Kleist, et son premier mouvement, en voyant chez elle la personne qui lui apparaissait tous les soirs d’opéra dans la loge de la princesse Amélie, fut de lui demander, sous prétexte de nécromancie, dont elle la savait très-friande, une entrevue avec sa maîtresse. Mais n’osant pas se fier à une personne qui avait la réputation d’être un peu extravagante et un peu intrigante par-dessus le marché, elle résolut de la voir venir, et se mit de son côté à l’examiner avec cette tranquille pénétration de la défensive, si supérieure aux attaques de l’inquiète curiosité.

Enfin la glace étant rompue, et la dame ayant présenté la supplique musicale de la princesse, la cantatrice, dissimulant un peu la satisfaction que lui causait cet heureux concours de circonstances, courut chercher plusieurs partitions inédites. Alors se sentant inspirée tout à coup :

« Ah madame, s’écria-t-elle, je mettrai avec joie tous mes petits trésors aux pieds de son Altesse, et je serais bien heureuse, si elle me faisait la grâce de les recevoir de moi-même.

— En vérité, ma belle enfant, dit madame de Kleist, vous désirez de parler à Son Altesse royale ?

— Oui, madame, répondit la Porporina ; je me jetterais à ses pieds et je lui demanderais une grâce, que, j’en suis certaine, elle ne me refuserait pas ; car elle est, dit-on, grande musicienne, et elle doit protéger les artistes. On dit aussi qu’elle est aussi bonne qu’elle est belle. J’ai donc l’espérance que si elle daignait m’entendre, elle m’aiderait à obtenir de Sa Majesté le rappel de mon maître, l’illustre Porpora, qui, ayant été appelé à Berlin, du consentement du roi, en a été chassé et comme banni en mettant le pied sur la frontière, sous prétexte d’un défaut de forme dans son passe-port ; sans que depuis, malgré les assurances et les promesses de Sa Majesté, j’aie pu obtenir le résultat de cette interminable affaire. Je n’ose plus importuner le roi d’une requête qui ne peut l’intéresser que médiocrement et qu’il a toujours oubliée, j’en suis certaine ; mais si la princesse daignait dire un mot aux administrateurs chargés d’expédier cette formalité, j’aurais le bonheur d’être enfin réunie à mon père adoptif, à mon seul appui dans ce monde.

— Ce que vous me dites là m’étonne infiniment, s’écria madame de Kleist. Quoi ! la belle Porporina, que je croyais toute puissante sur l’esprit du monarque, est obligée de recourir à la protection d’autrui pour obtenir une chose qui paraît si simple ? Permettez-moi de croire, en ce cas, que Sa Majesté redoute dans votre père adoptif, comme vous l’appelez, un surveillant trop sévère, ou un conseil trop influent contre lui.

— Je fais de vains efforts, madame, pour comprendre ce que vous me faites l’honneur de me dire, répondit la Porporina avec une gravité qui déconcerta madame de Kleist.

— C’est qu’apparemment je me suis trompée sur l’extrême bienveillance et l’admiration sans bornes que le roi professe pour la plus grande cantatrice de l’univers.

— Il ne convient pas à la dignité de madame de Kleist, reprit la Porporina, de se moquer d’une pauvre artiste inoffensive et sans prétentions.

— Me moquer ! Qui pourrait songer à se moquer d’un ange tel que vous ? vous ignorez vos mérites, mademoiselle, et votre candeur me pénètre de surprise et d’ad-