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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

citer en Allemagne, s’absorbent dans le sentiment, faisant de l’homme un égoïsme à deux, s’il s’agit de l’amour, à trois ou quatre, ou plus encore, s’il s’agit de la famille ; lui, le plus grand de tous, a commencé à comprendre que l’homme était tout cela en un, tout cela indivisiblement. Ce philosophe, c’est Leibnitz. Il comprenait les grandes choses, celui-là ; il ne partageait pas l’absurde mépris que notre siècle ignorant fait de l’antiquité et du christianisme. Il a osé dire qu’il y avait des perles dans le fumier du moyen âge. Des perles ! Je le crois bien ! la vérité est éternelle, et tous les prophètes l’ont reçue. Je te dis donc avec lui, et avec une affirmation plus forte que la sienne, que l’homme est une trinité, comme Dieu. Et cette trinité s’appelle, dans le langage humain : sensation, sentiment, connaissance. Et l’unité de ces trois choses forme la Tétrade humaine, répondant à la Tétrade divine. De là sort toute l’histoire, de là sort toute la politique ; et c’est là qu’il te faut puiser, comme à une source toujours vivante.

— Tu franchis des abîmes que mon esprit, moins rapide que le tien, ne saurait si vite franchir, reprit Spartacus. Comment, de la définition psychologique que tu viens de me donner, sort-il une méthode et une règle de certitude ? Voilà ce que je te demande d’abord.

— Cette méthode en sort aisément, reprit Rudolstadt. La nature humaine étant connue, il s’agit de la cultiver conformément à son essence. Si tu comprenais le livre sans rival d’où l’Évangile lui-même est dérivé, si tu comprenais la Genèse, attribuée à Moïse, et qui, si elle vient réellement de ce prophète, fut emportée par lui des temples de Memphis, tu saurais que la dissolution humaine, ou ce que la Genèse appelle le déluge, n’a d’autre cause que la séparation de ces trois facultés de la nature humaine, sorties ainsi de l’unité, et par là sans rapport avec l’unité divine, où l’intelligence, l’amour et l’activité restent éternellement associés. Tu comprendrais donc comment tout organisateur doit imiter Noé, le régénérateur, ce que l’Écriture appelle les générations de Noé, avec l’ordre dans lequel elle les place, et l’harmonie qu’elle établit entre elles te servirait de guide. Tu trouverais ainsi, du même coup, dans la vérité métaphysique, une méthode de certitude pour cultiver dignement la nature humaine dans chaque homme, et une lumière pour t’éclairer sur la véritable organisation des sociétés. Mais, je te le dis encore, je ne crois pas le temps présent fait pour organiser : il y a trop à détruire. C’est donc surtout comme méthode que je te recommande de t’attacher à la doctrine. Le temps de la dissolution approche, ou plutôt il est déjà venu. Oui, le temps est venu où les trois facultés de la nature humaine vont de nouveau se séparer, et où leur séparation donnera la mort au corps social, religieux et politique. Qu’arrivera-t-il ? La sensation produira ses faux prophètes, et ils préconiseront la sensation. Le sentiment produira ses faux prophètes, et ils préconiseront le sentiment. La connaissance produira ses faux prophètes, et ils préconiseront l’intelligence. Les derniers seront des orgueilleux qui ressembleront à Satan. Les seconds seront des fanatiques prêts à tomber dans le mal comme à marcher vers le bien, sans critérium de certitude et sans règle. Les autres seront ce qu’Homère dit que devinrent les compagnons d’Ulysse sous la baguette de Circé. Ne suis aucune de ces trois routes, qui, prises séparément, conduisent à des abîmes ; l’une au matérialisme, la seconde au mysticisme, la troisième à l’athéisme. Il n’y a qu’une route certaine vers la vérité : c’est celle qui répond à la nature humaine complète, à la nature humaine développée sous tous les aspects. Ne la quitte pas, cette route ; et pour cela, médite sans cesse la doctrine et sa sublime formule.

— Tu m’apprends là des choses que j’avais entrevues. Mais demain je ne t’aurai plus. Qui me guidera dans la connaissance théorique de la vérité, et par là dans la pratique ?

— Il te restera d’autres guides certains. Avant tout, lis la Genèse, et fais effort pour en saisir le sens. Ne la prends pas pour un livre d’histoire, pour un monument de chronologie. Il n’y a rien de si insensé que cette opinion, qui cependant a cours partout, chez les savants comme chez les écoliers, et dans toutes les communions chrétiennes. Lis l’Évangile, en regard de la Genèse, et comprends-le par la Genèse, après l’avoir goûté avec ton cœur. Sort étrange ! l’Évangile est, comme la Genèse, adoré et incompris. Voilà les grandes choses. Mais il y en a encore d’autres. Recueille pieusement ce qui nous est resté de Pythagore. Lis aussi les écrits conservés sous le nom du théosophe divin dont j’ai porté le nom dans le Temple. Ce nom vénéré de Trismégiste, ne croyez pas, mes amis, que j’eusse osé de moi-même le prendre : ce furent les invisibles qui m’ordonnèrent de le porter. Ces écrits d’Hermès, aujourd’hui dédaignés des pédants, qui les croient sottement une invention de quelque chrétien du second ou du troisième siècle, renferment l’ancienne science égyptienne. Un jour viendra, où, expliqués et mis en lumière, ils paraîtront ce qu’ils sont, des monuments plus précieux que ceux de Platon, car Platon a puisé là sa science, et il faut ajouter qu’il a étrangement méconnu et faussé la vérité dans sa République. Lis donc Trismégiste et Platon, et ceux qui ont médité après eux sur le grand mystère. Dans ce nombre, je te recommande le noble moine Campanella, qui souffrit d’horribles tortures pour avoir rêvé ce que tu rêves, l’organisation humaine fondée sur la vérité et la science. »

Nous écoutions en silence.

« Quand je vous parle de livres, continua Trismégiste, ne croyez pas que, comme les catholiques, j’incarne idolâtriquement la vie dans des tombeaux. Je vous dirai des livres ce que je vous disais hier d’autres monuments du passé. Les livres, les monuments sont des débris de la vie dont la vie peut et doit se nourrir. Mais la vie est toujours présente, et l’éternelle Trinité est mieux gravée en nous et au front des étoiles que dans les livres de Platon ou d’Hermès. »

Sans le vouloir, je fis tourner la conversation un peu au hasard.

« Maître, lui dis-je, vous venez de vous exprimer ainsi : la Trinité est mieux gravée au front des étoiles… Qu’entendez-vous par là ? Je vois bien, comme dit la Bible, la gloire de Dieu reluire dans l’éclat des astres, mais je ne vois pas dans les astres une preuve de la loi générale de la vie que vous appelez Trinité.

— C’est, me répondit-il, que les sciences physiques sont encore trop peu avancées, ou plutôt, c’est que tu ne les as pas étudiées au point où elles sont aujourd’hui. As-tu entendu parler des découvertes sur l’électricité ? Sans doute, car elles ont occupé l’attention de tous les hommes instruits. Eh bien, n’as-tu pas remarqué que les savants si incrédules, si railleurs, quand il s’agit de la Trinité divine, en sont venus, à propos de ces phénomènes, à reconnaître la Trinité ? car ils disent eux-mêmes qu’il n’y a pas d’électricité sans chaleur et sans lumière, et réciproquement, en un mot, ils voient là trois en un, ce qu’ils ne veulent pas admettre de Dieu ! »

Il commença alors à nous parler de la nature et de la nécessité de rattacher tous ces phénomènes à une loi générale.

« La vie, disait-il, est une ; il n’y a qu’un acte de la vie. Il s’agit seulement de comprendre comment tous les êtres particuliers vivent par la grâce et l’intervention de l’Être universel sans être pour cela absorbés en lui. »

J’aurais été enchanté, pour mon compte, de l’entendre développer ce grand sujet. Mais depuis quelque temps Spartacus paraissait faire moins d’attention à ses paroles. Ce n’est pas qu’il n’y prît intérêt : mais la tension d’esprit du vieillard ne durerait pas toujours, et il voulait en profiter en le ramenant à son sujet favori.

Rudolstadt s’aperçut de cette sorte d’impatience.

« Tu ne me suis plus, lui dit-il ; est-ce que la science de la nature te paraîtrait inabordable de la façon que je l’entends ? Si c’est là ce que tu penses, tu te trompes. Je fais autant de cas que toi des travaux actuels des sa-