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UN HIVER À MAJORQUE.

cisif et périlleux, sacrifie l’art et la science à des biens plus précieux, la raison, la justice, la liberté religieuse, et un peuple qui, malgré ses instincts pieux, son amour pour la pompe catholique et son respect pour ses moines, trouve assez de cœur et de bras pour exécuter ce décret en un clin d’œil, font comme l’équipage battu de la tempête, qui se sauve en jetant ses richesses à la mer.

Pleure donc qui voudra sur les ruines ! Presque tous ces monuments dont nous déplorons la chute sont des cachots où a langui durant des siècles, soit l’âme, soit le corps de l’humanité. Et viennent donc des poètes qui, au lieu de déplorer la fuite des jours de l’enfance du monde, célèbrent dans leurs vers, sur ces débris de hochets dorés et de férules ensanglantées, l’âge viril qui a su s’en affranchir ! Il y a de bien beaux vers de Chamisso sur le château de ses ancêtres rasé par la révolution française. Cette pièce se termine par une pensée très-neuve en poésie, comme en politique :

« Béni sois-tu, vieux manoir, sur qui passe maintenant le soc de la charrue ! et béni soit celui qui fait passer la charrue sur toi ! »

Après avoir évoqué le souvenir de cette belle poésie, oserai-je transcrire quelques pages que m’inspira le couvent des dominicains ? Pourquoi non, puisque aussi bien le lecteur doit s’armer d’indulgence, là où il s’agit pour lui de juger une pensée que l’auteur lui soumet en immolant son amour-propre et ses anciennes tendances ? Puisse ce fragment, quel qu’il soit, jeter un peu de variété sur la sèche nomenclature d’édifices que je viens de faire !


IV.

LE COUVENT DE L’INQUISITION.

Parmi les décombres d’un couvent ruiné, deux hommes se rencontrèrent à la clarté sereine de la lune. L’un semblait à la fleur de l’âge, l’autre courbé sous le poids des années, et pourtant celui-là était le plus jeune des deux.

Tous deux tressaillirent en se trouvant face à face ; car la nuit était avancée, la rue déserte, et l’heure sonnait lugubre et lente au clocher de la cathédrale.

Celui qui paraissait vieux prit le premier la parole :

« Qui que tu sois, dit-il, homme, ne crains rien de moi ; je suis faible et brisé : n’attends rien de moi non plus, car je suis pauvre et nu sur la terre.

— Ami, répondit le jeune homme, je ne suis hostile qu’à ceux qui m’attaquent, et, comme toi, je suis trop pauvre pour craindre les voleurs.

— Frère, reprit l’homme aux traits flétris, pourquoi donc as-tu tressailli tout à l’heure à mon approche ?

— Parce que je suis un peu superstitieux, comme tous les artistes, et que je t’ai pris pour le spectre d’un de ces moines qui ne sont plus, et dont nous foulons les tombes brisées. Et toi, l’ami, pourquoi as-tu également frémi à mon approche ?

— Parce que je suis très-superstitieux, comme tous les moines, et que je t’ai pris pour le spectre d’un de ces moines qui m’ont renfermé vivant dans les tombes que tu foules.

— Que dis-tu ? Es-tu donc un de ces hommes que j’ai avidement et vainement cherchés sur le sol de l’Espagne ?

— Tu ne nous trouveras plus nulle part à la clarté du soleil ; mais, dans les ombres de la nuit, tu pourras nous rencontrer encore. Maintenant ton attente est remplie ; que veux-tu faire d’un moine ?

— Le regarder, l’interroger, mon père ; graver ses traits dans ma mémoire, afin de les retracer par la peinture ; recueillir ses paroles, afin de les redire à mes compatriotes ; le connaître enfin, pour me pénétrer de ce qu’il y a de mystérieux, de poétique et de grand dans la personne du moine et dans la vie du cloître.

— D’où te vient, ô voyageur ! l’étrange idée que tu te fais de ces choses ? N’es-tu pas d’un pays où la domination des papes est abattue, les moines proscrits, les cloîtres supprimés ?

— Il est encore parmi nous des âmes religieuses envers le passé, et des imaginations ardentes frappées de la poésie du moyen âge. Tout ce qui peut nous en apporter un faible parfum, nous le cherchons, nous le vénérons, nous l’adorons presque. Ah ! ne crois pas, mon père, que nous soyons tous des profanateurs aveugles. Nous autres artistes, nous haïssons ce peuple brutal qui souille et brise tout ce qu’il touche. Bien loin de ratifier ses arrêts de meurtre et de destruction, nous nous efforçons dans nos tableaux, dans nos poésies, sur nos théâtres, dans toutes nos œuvres enfin, de rendre la vie aux vieilles traditions, et de ranimer l’esprit de mysticisme qui engendra l’art chrétien, cet enfant sublime !

— Que dis-tu là, mon fils ? Est-il possible que les artistes de ton pays libre et florissant s’inspirent ailleurs que dans le présent ? Ils ont tant de choses nouvelles à chanter, à peindre, à illustrer ! et ils vivraient, comme tu le dis, courbés sur la terre où dorment leurs aïeux ? Ils chercheraient dans la poussière des tombeaux une inspiration riante et féconde, lorsque Dieu, dans sa bonté, leur a fait une vie si douce et si belle ?

— J’ignore, bon religieux, en quoi notre vie peut être telle que tu te la représentes. Nous autres artistes, nous ne nous occupons point des faits politiques, et les questions sociales nous intéressent encore moins. Nous chercherions en vain la poésie dans ce qui se passe autour de nous. Les arts languissent, l’inspiration est étouffée, le mauvais goût triomphe, la vie matérielle absorbe les hommes ; et, si nous n’avions pas le culte du passé et les monuments des siècles de foi pour nous retremper, nous perdrions entièrement le feu sacré que nous gardons à grand’peine.

— On m’avait dit pourtant que jamais le génie humain n’avait porté aussi loin que dans vos contrées la science du bonheur, les merveilles de l’industrie, les bienfaits de la liberté. On m’avait donc trompé ?

— Si on t’a dit, mon père, qu’en aucun temps on n’avait puisé dans les richesses matérielles un si grand luxe, un tel bien-être, et, dans la ruine de l’ancienne société, une si effrayante diversité de goûts, d’opinions et de croyances, on t’a dit la vérité. Mais si on ne t’a pas dit que toutes ces choses, au lieu de nous rendre heureux, nous ont avilis et dégradés, on ne t’a pas dit toute la vérité.

— D’où peut donc venir un résultat si étrange ? Toutes les sources du bonheur se sont empoisonnées sur vos lèvres, et ce qui fait l’homme grand, juste et bon, le bien-être et la liberté, vous a faits petits et misérables ? Explique-moi ce prodige.

— Mon père, est-ce à moi de te rappeler que l’homme ne vit pas seulement de pain ? Si nous avons perdu la foi, tout ce que nous avons acquis d’ailleurs n’a pu profiter à nos âmes.

— Explique-moi encore, mon fils, comment vous avez perdu la foi, alors que, les persécutions religieuses cessant chez vous, vous avez pu élargir vos âmes et lever vos yeux vers la lumière divine ? C’était le moment de croire, puisque c’était le moment de savoir. Et, à ce moment-là, vous avez douté ? Quel nuage a donc passé sur vos têtes ?

— Le nuage de la faiblesse et de la misère humaines. L’examen n’est-il pas incompatible avec la foi, mon père ?

— C’est comme si tu demandais, ô jeune homme ! si la foi est compatible avec la vérité. Tu ne crois donc à rien, mon fils ? ou bien tu crois au mensonge ?

— Hélas ! moi, je ne crois qu’à l’art. Mais n’est-ce pas assez pour donner à l’âme une force, une confiance et des joies sublimes ?

— Je l’ignorais, mon fils, et je ne le comprends pas. Il y a donc encore chez vous quelques hommes heureux ? Et toi-même, tu t’es donc préservé de l’abattement et de la douleur ?

— Non, mon père ; les artistes sont les plus malheureux, les plus indignés, les plus tourmentés des hommes ; car