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UN HIVER À MAJORQUE.

voue que je n’ai guère traversé le cloître le soir sans une certaine émotion mêlée d’angoisse et de plaisir que je n’aurais pas voulu laisser paraître devant mes enfants, dans la crainte de la leur faire partager. Ils n’y paraissaient cependant pas disposés, et ils couraient volontiers au clair de la lune sous ces arceaux rompus qui vraiment avaient l’air d’appeler les danses du sabbat. Je les ai conduits plusieurs fois, vers minuit, dans le cimetière.



Costumes majorquins.

Cependant je ne les laissai plus sortir seuls, le soir, après que nous eûmes rencontré un grand vieillard qui se promenait parfois dans les ténèbres. C’était un ancien serviteur ou client de la communauté, à qui le vin et la dévotion faisaient souvent partir la cervelle. Lorsqu’il était ivre, il venait errer dans les cloîtres, frapper aux portes des cellules désertes avec un grand bourdon de pèlerin, où était suspendu un long rosaire, appelant les moines, dans ses déclamations avinées, et priant d’une voix lugubre devant les chapelles. Comme il voyait un peu de lumière s’échapper de notre cellule, c’était là surtout qu’il venait rôder avec des menaces et des jurements épouvantables. Il entrait chez la Maria-Antonia, qui en avait grand’peur, et, lui faisant de longs sermons entrecoupés de jurons cyniques, il s’installait auprès de son brasero jusqu’à ce que le sacristain vînt l’en arracher à force de politesses et de ruses ; car le sacristain n’était pas très-brave, et craignait de s’en faire un ennemi. Notre homme venait alors frapper à notre porte à des heures indues ; et quand il était fatigué d’appeler en vain le père Nicolas, qui était son idée fixe, il se laissait tomber aux pieds de la madone dont la niche était située à quelques pas de notre porte, et s’y endormait, son couteau ouvert dans une main, et son chapelet dans l’autre.

Son tapage ne nous inquiétait guère, parce que ce n’était point un homme à se jeter sur les gens à l’improviste. Comme il s’annonçait de loin par ses exclamations entrecoupées et le bruit de son bâton sur le pavé, on avait le temps de battre en retraite devant cet animal sauvage, et la double porte en plein chêne de notre cellule eût pu soutenir un siége autrement formidable ; mais cet assaut obstiné pendant que nous avions un malade accablé, auquel il disputait quelques heures de