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UN HIVER À MAJORQUE.

leur roulement, qui dure trois ou quatre minutes. Rien de plus sauvage que cette manière de se réjouir en se brisant le tympan avec le claquement du bois. La phrase musicale, qui n’est rien par elle-même, prend un grand caractère jetée ainsi à de longs intervalles, et par ces voix qui ont aussi un caractère très-particulier. Elles sont voilées dans leur plus grand éclat et traînantes dans leur plus grande animation.

Je m’imagine que les Arabes chantaient ainsi, et M. Tastu, qui a fait des recherches à cet égard, s’est convaincu que les principaux rhythmes majorquins, leurs fioritures favorites, que leur manière, en un mot, est de type et de tradition arabes[1].

Quand tous ces diables furent près de nous, ils nous entourèrent avec beaucoup de douceur et de politesse, car les Majorquins n’ont rien de farouche ni d’hostile, en général, dans leurs manières. Le roi Belzébuth daigna m’adresser la parole en espagnol, et me dit qu’il était avocat. Puis il essaya, pour me donner une plus haute idée encore de sa personne, de me parler en français, et, voulant me demander si je me plaisais à la Chartreuse, il traduisit le mot espagnol cartuxa par le mot français cartouche ce qui ne laissait pas de faire un léger contre-sens. Mais le diable majorquin n’est pas forcé de parler toutes les langues.

Leur danse n’est pas plus gaie que leur chant. Nous les suivîmes dans la cellule de Maria-Antonia, qui était décorée de petites lanternes de papier suspendues, en travers de la salle, à des guirlandes de lierre. L’orchestre, composé d’une grande et d’une petite guitare, d’une espèce de violon aigu et de trois ou quatre paires de castagnettes, commença à jouer les jotas et les fandangos indigènes, qui ressemblent à ceux de l’Espagne, mais dont le rhythme est plus original et le tour plus hardi encore.

Cette fête était donnée en l’honneur de Raphaël Torres, un riche tenancier du pays, qui s’était marié, peu de jours auparavant, avec une assez belle fille. Le nouvel époux fut le seul homme condamné à danser presque toute la soirée face à face avec une des femmes qu’il allait inviter tour à tour. Pendant ce duo, toute l’assemblée, grave et silencieuse, était assise par terre, accroupie à la manière des Orientaux et des Africains, l’alcalde lui-même, avec sa cape de moine et son grand bâton noir à tête d’argent.

Les boleros majorquins ont la gravité des ancêtres, et point de ces grâces profanes qu’on admire en Andalousie. Hommes et femmes se tiennent les bras étendus et immobiles, les doigts roulant avec précipitation et continuité sur les castagnettes. Le beau Raphaël dansait pour l’acquit de sa conscience. Quand il eut fait sa corvée, il alla s’asseoir en chien comme les autres, et les malins de l’endroit vinrent briller à leur tour. Un jeune gars, mince comme une guêpe, fit l’admiration universelle par la raideur de ses mouvements et des sauts sur place qui ressemblaient à des bonds galvaniques, sans éclairer sa figure du moindre éclair de gaieté. Un gros laboureur, très-coquet et très-suffisant, voulut passer la jambe et arrondir les bras à la manière espagnole ; il fut bafoué, et il le méritait bien, car c’était la plus risible caricature qu’on pût voir. Ce bal rustique nous eût longtemps captivés, n’était l’odeur d’huile rance et d’ail qu’exhalaient ces messieurs et ces dames, et qui prenait réellement à la gorge.

Les déguisements de carnaval avaient moins d’intérêt pour nous que les costumes indigènes ; ceux-là sont très-élégants et très-gracieux. Les femmes portent une sorte de guimpe blanche en dentelle ou en mousseline, appelée rebozillo, composée de deux pièces superposées ; une qui est attachée sur la tête un peu en arrière, passant sous le menton comme une guimpe de religieuse, et qui se nomme rebozillo en amount ; et l’autre qui flotte en pèlerine sur les épaules, et se nomme rebozillo en volant ; les cheveux, séparés en bandeaux lissés sur le front, sont attachés derrière pour retomber en une grosse tresse qui sort du rebozillo, flotte sur le dos et se relève sur le côté, passée dans la ceinture. En négligé de la semaine, la chevelure non tressée reste flottante sur le dos en estoffade. Le corsage, en mérinos ou en soie noire, décolleté, à manches courtes, est garni, au-dessus du coude et sur les coutures du dos, de boutons de métal et de chaînes d’argent passées dans les boutons avec beaucoup de goût et de richesse. Elles ont la taille fine et bien prise, le pied très-petit et chaussé avec recherche dans les jours de fête. Une simple villageoise a des bas à jour, des souliers de satin, une chaîne d’or au cou, et plusieurs brasses de chaînes d’argent autour de la taille et pendantes à la ceinture. J’en ai vu beaucoup de fort bien faites, peu de jolies ; leurs traits étaient réguliers comme ceux des Andalouses, mais leur physionomie plus candide et plus douce. Dans le canton de Soller, où je ne suis point allé, elles ont une grande réputation de beauté.

Les hommes que j’ai vus n’étaient pas beaux, mais ils le semblaient tous au premier abord, à cause du costume avantageux qu’ils portent. Il se compose, le dimanche, d’un gilet (guarde-pits) d’étoffe de soie bariolée, découpé en cœur et très-ouvert sur la poitrine, ainsi que la veste noire (sayo) courte et collante à la taille, comme un corsage de femme. Une chemise d’un blanc magnifique, attachée au cou et aux manches par une bandelette brodée, laisse le cou libre et la poitrine couverte de beau linge, ce qui donne toujours un grand lustre à la toilette. Ils ont la taille serrée dans une ceinture de couleur, et de larges caleçons bouffants comme les Turcs, en étoffes rayés, coton et soie, fabriquées dans le pays. Avec cela, ils ont des bas de fil blanc, noir ou fauve, et des souliers de peau de veau sans apprêt et sans teint. Le chapeau à larges bords, en poil de chat sauvage (morine), avec des cordons et des glands noirs en fil de soie et d’or, nuit au caractère oriental de cet ajustement. Dans les maisons, ils roulent autour de leur tête un foulard ou un mouchoir d’indienne, en manière de turban, qui leur sied beaucoup mieux. L’hiver, ils ont souvent une calotte de laine noire qui couvre leur tonsure ; car ils se rasent, comme des prêtres, le sommet de la tête, soit par mesure de propreté, et Dieu sait que cela ne leur sert pas à grand’chose ! soit par dévotion. Leur vigoureuse crinière bouffante, rude et crépue, flotte donc (autant que du crin peut flotter) autour de leur cou. Un trait de ciseau sur le front complète cette chevelure, taillée exactement à la mode du moyen âge, et qui donne de l’énergie à toutes les figures.

Dans les champs, leur costume, plus négligé, est plus pittoresque encore. Ils ont les jambes nues ou couvertes de guêtres de cuir jaune jusqu’aux genoux, suivant la saison. Quand il fait chaud, ils n’ont pour tout vêtement que la chemise et le pantalon bouffant. Dans l’hiver, ils se couvrent ou d’une cape grise qui a l’air d’un froc de moine, ou d’une grande peau de chèvre d’Afrique avec le poil en dehors. Quand ils marchent par groupes avec ces peaux fauves traversées d’une raie noire sur le dos, et tombant de la tête aux pieds, on les prendrait volontiers pour un troupeau marchant sur les pieds de derrière. Presque toujours, en se rendant aux champs ou en revenant à la maison, l’un d’eux marche en tête, jouant de la guitare ou de la flûte, et les autres suivent en silence, emboîtant le pas, et baissant le nez d’un air plein d’innocence et de stupidité. Ils ne manquent pourtant pas de finesse, et bien sot qui se fierait à leur mine.

  1. Lorsque nous allions de Barcelone à Palma, par une nuit tiède et sombre, éclairée seulement par une phosphorescence extraordinaire dans le sillage du navire, tout le monde dormait à bord, excepté le timonier, qui, pour résister au danger d’en faire autant, chanta toute la nuit, mais d’une voix si douce et si ménagée qu’on eût dit qu’il craignait d’éveiller les hommes de quart, ou qu’il était à demi endormi lui-même. Nous ne nous lassâmes point de l’écouter, car son chant était des plus étranges. Il suivait un rhythme et des modulations en dehors de toutes nos habitudes, et semblait laisser aller sa voix au hasard, comme la fumée du bâtiment, emportée et balancée par la brise. C’était une rêverie plutôt qu’un chant, une sorte de divagation nonchalante de la voix, où la pensée avait peu de part, mais qui suivait le balancement du navire, le faible bruit du remous, et ressemblait à une improvisation vague, renfermée pourtant dans des formes douces et monotones.

    Cette voix de la contemplation avait un grand charme.