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UN HIVER À MAJORQUE.

Ils sont généralement grands, et leur costume, en les rendant très-minces, les fait paraître plus grands encore. Leur cou, toujours exposé à l’air, est beau et vigoureux ; leur poitrine, libre de gilets étroits et de bretelles, est ouverte et bien développée ; mais ils ont presque tous les jambes arquées.

Nous avons cru observer que les vieillards et les hommes mûrs étaient, sinon beaux dans leurs traits, du moins graves et d’un type noblement accentué. Ceux-là ressemblent tous à des moines, tels qu’on se les représente poétiquement. La jeune génération nous a semblé commune et d’un type grivois, qui rompt tout à coup la filiation. Les moines auraient-ils cessé d’intervenir dans l’intimité domestique depuis une vingtaine d’années seulement ?

— Ceci n’est qu’une facétie de voyage.


II.

J’ai dit plus haut que je cherchais à surprendre le secret de la vie monastique dans ces lieux où sa trace était encore si récente. Je n’entends point dire par là que je m’attendisse à découvrir des faits mystérieux relatifs à la Chartreuse en particulier ; mais je demandais à ces murs abandonnés de me révéler la pensée intime des reclus licencieux qu’ils avaient, durant des siècles, séparés de la vie humaine. J’aurais voulu suivre le fil amoindri ou rompu de la foi chrétienne dans ces âmes jetées là par chaque génération comme un holocauste à ce Dieu jaloux, auquel il avait fallu des victimes humaines aussi bien qu’aux dieux barbares. Enfin j’aurais voulu ranimer un chartreux du quinzième siècle et un du dix-neuvième pour comparer entre eux ces deux catholiques séparés dans leur foi, sans le savoir, par des abîmes, et demander à chacun ce qu’il pensait de l’autre.

Il me semblait que la vie du premier était assez facile à reconstruire avec vraisemblance dans ma pensée. Je voyais ce chrétien du moyen âge tout d’une pièce, fervent, sincère, brisé au cœur par le spectacle des guerres, des discordes et des souffrances de ses contemporains, fuyant cet abîme de maux et cherchant dans la contemplation ascétique à s’abstraire et à se détacher autant que possible d’une vie où la notion de la perfectibilité des masses n’était point accessible aux individus. Mais le chartreux du dix-neuvième siècle, fermant les yeux à la marche devenue sensible et claire de l’humanité, indifférent à la vie des autres hommes, ne comprenant plus ni la religion, ni le pape, ni l’église, ni la société, ni lui-même, et ne voyant plus dans sa Chartreuse qu’une habitation spacieuse, agréable et sûre, dans sa vocation qu’une existence assurée, l’impunité accordée à ses instincts, et un moyen d’obtenir, sans mérite individuel, la déférence et la considération des dévots, des paysans et des femmes, celui-là je ne pouvais me le représenter aussi aisément. Je ne pouvais faire une appréciation exacte de ce qu’il devait avoir eu de remords, d’aveuglement, d’hypocrisie ou de sincérité. Il était impossible qu’il y eût une foi réelle à l’Église romaine dans cet homme, à moins qu’il ne fût absolument dépourvu d’intelligence. Il était impossible aussi qu’il y eût un athéisme prononcé ; car sa vie entière eût été un odieux mensonge, et je ne saurais croire à un homme complétement stupide ou complétement vil. C’est l’image de ses combats intérieurs, de ses alternatives de révolte et de soumission, de doute philosophique et de terreur superstitieuse que j’avais devant les yeux comme un enfer ; et plus je m’identifiais avec ce dernier chartreux qui avait habité ma cellule avant moi, plus je sentais peser sur mon imagination frappée ces angoisses et ces agitations que je lui attribuais.

Il suffisait de jeter les yeux sur les anciens cloîtres et sur la Chartreuse moderne pour suivre la marche des besoins de bien-être, de salubrité et même d’élégance, qui s’étaient glissés dans la vie de ces anachorètes, mais aussi pour signaler le relâchement des mœurs cénobitiques, de l’esprit de mortification et de pénitence. Tandis que toutes les anciennes cellules étaient sombres, étroites et mal closes, les nouvelles étaient aérées, claires et bien construites. Je ferai la description de celle que nous habitions pour donner une idée de l’austérité de la règle des chartreux, même éludée et adoucie autant que possible.

Les trois pièces qui la composaient étaient spacieuses, voûtées avec élégance et aérées au fond par des rosaces à jour, toutes diverses et d’un très-joli dessin. Ces trois pièces étaient séparées du cloître par un retour sombre et fermé d’un fort battant de chêne. Le mur avait trois pieds d’épaisseur. La pièce du milieu était destinée à la lecture, à la prière, à la méditation, elle avait pour tout meuble un large siège à prie-Dieu et à dossier, de six ou huit pieds de haut, enfoncé et fixé dans la muraille. La pièce à droite de celle-ci était la chambre à coucher du chartreux ; au fond était située l’alcôve, très-basse et dallée en dessus comme un sépulcre. La pièce de gauche était l’atelier de travail, le réfectoire, le magasin du solitaire. Une armoire située au fond avait un compartiment de bois qui s’ouvrait en lucarne sur le cloître, et par où on lui faisait passer ses aliments. Sa cuisine consistait en deux petits fourneaux situés au dehors, mais non plus, suivant la règle absolue, en plein air : une voûte ouverte sur le jardin protégeait contre la pluie le travail culinaire du moine, et lui permettait de s’adonner à cette occupation un peu plus que le fondateur ne l’aurait voulu. D’ailleurs une cheminée introduite dans cette troisième pièce annonçait bien d’autres relâchements, quoique la science de l’architecte n’eût pas été jusqu’à rendre cette cheminée praticable.

Tout l’appartement avait en arrière, à la hauteur des rosaces, un boyau long, étroit et sombre, destiné à l’aération de la cellule, et au-dessus un grenier pour serrer le maïs, les oignons, les fèves et autres frugales provisions d’hiver. Au midi, les trois pièces s’ouvraient sur un parterre dont l’étendue répétait exactement celle de la totalité de la cellule, qui était séparé des jardins voisins par des murailles de dix pieds, et s’appuyait sur une terrasse fortement construite, au-dessus d’un petit bois d’orangers, qui occupait ce gradin de la montagne. Le gradin inférieur était rempli d’un beau berceau de vignes, le troisième d’amandiers et de palmiers, et ainsi de suite jusqu’au fond du vallon, qui, ainsi que je l’ai dit, était un immense jardin.

Chaque parterre de cellule avait sur toute sa longueur à droite un réservoir en pierres de taille, de trois à quatre pieds de large sur autant de profondeur, recevant, par des canaux pratiqués dans la balustrade de la terrasse, les eaux de la montagne, et les déversant dans le parterre par une croix de pierre qui le coupait en quatre carrés égaux. Je n’ai jamais compris une telle provision d’eau pour abreuver la soif d’un seul homme, ni un tel luxe d’irrigation pour un parterre de vingt pieds de diamètre. Si on ne connaissait l’horreur particulière des moines pour le bain et la sobriété des mœurs majorquines à cet égard, on pourrait croire que ces bons chartreux passaient leur vie en ablutions comme des prêtres indiens.

Quant à ce parterre planté de grenadiers, de citronniers et d’orangers, entouré d’allées exhaussées en briques et ombragées, ainsi que le réservoir, de berceaux embaumés, c’était comme un joli salon de fleurs et de verdure, où le moine pouvait se promener à pied sec les jours humides et rafraîchir ses gazons d’une nappe d’eau courante dans les jours brûlants, respirer au bord d’une belle terrasse le parfum des orangers, dont la cime touffue apportait sous ses yeux un dôme éclatant de fleurs et de fruits, et contempler, dans un repos absolu, le paysage à la fois austère et gracieux, mélancolique et grandiose, dont j’ai parlé déjà ; enfin cultiver pour la volupté de ses regards des fleurs rares et précieuses, cueillir pour étancher sa soif les fruits les plus savoureux, écouter les bruits sublimes de la mer, contempler la splendeur des nuits d’été sous le plus beau ciel,