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UN HIVER À MAJORQUE.

le cochon sous toutes les formes et sous tous les aspects. C’est là qu’eût été de saison le dicton du petit Savoyard faisant l’éloge de sa gargote, et disant avec admiration qu’on y mange cinq sortes de viandes, à savoir : du cochon, du porc, du lard, du jambon et du salé. À Majorque, on fabrique, j’en suis sûr, plus de deux mille sortes de mets avec le porc, et au moins deux cents espèces de boudins, assaisonnés d’une telle profusion d’ail, de poivre, de piment et d’épices corrosives de tout genre, qu’on y risque la vie à chaque morceau. Vous voyez paraître sur la table vingt plats qui ressemblent à toutes sortes de mets chrétiens : ne vous y fiez pas cependant ; ce sont des drogues infernales cuites par le diable en personne. Enfin vient au dessert une tarte en pâtisserie de fort bonne mine, avec des tranches de fruit qui ressemblent à des oranges sucrées ; c’est une tourte de cochon à l’ail, avec des tranches de tomatigas, de pommes d’amour et de piment, le tout saupoudré de sel blanc que vous prendriez pour du sucre à son air d’innocence. Il y a bien des poulets, mais ils n’ont que la peau et les os. À Valldemosa, chaque graine qu’on nous eût vendue pour les engraisser eût été taxée sans doute un réal. Le poisson qu’on nous apportait de la mer était aussi plat et aussi sec que les poulets.



Valldemosa

Un jour nous achetâmes un calmar de la grande espèce, pour avoir le plaisir de l’examiner. Je n’ai jamais vu d’animal plus horrible. Son corps était gros comme celui d’un dindon, ses yeux larges comme des oranges, et ses bras flasques et hideux, déroulés, avaient quatre à cinq pieds de long. Les pêcheurs nous assuraient que c’était un friand morceau. Nous ne fûmes point alléchés par sa mine, et nous en fîmes hommage à la Maria-Antonia, qui l’apprêta et le dégusta avec délices.

Si notre admiration pour le calmar fit sourire ces bonnes gens, nous eûmes bien notre tour quelques jours après. En descendant la montagne, nous vîmes les pagès quitter leurs travaux et se précipiter vers des gens arrêtés sur le chemin, qui portaient dans un panier une paire d’oiseaux admirables, extraordinaires, merveilleux, incompréhensibles. Toute la population de la montagne fut mise en émoi par l’apparition de ces volatiles inconnus. « Qu’est-ce que cela mange ? » se disait-on en les regardant. Et quelques-uns répondaient : « Peut-être que cela ne mange pas ! — Cela vit-il sur terre ou sur mer ? — Probablement cela vit toujours dans l’air. » Enfin les deux oiseaux avaient failli être étouffés par l’admi-