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UN HIVER À MAJORQUE.

que nous lui tournions le dos, et je pris le parti de demander au premier paysan que je rencontrerais si, par hasard, il ne nous serait pas possible de rencontrer aussi la mer.

Sous un massif de saules, dans un fossé bourbeux, trois pastourelles, peut-être trois fées travesties, remuaient la crotte avec des pelles pour y chercher je ne sais quel talisman ou quelle salade. La première n’avait qu’une dent, c’était probablement la fée Dentue, la même qui remue ses maléfices dans une casserole avec cette unique et affreuse dent. La seconde vieille était, selon toutes les apparences, Carabosse, la plus mortelle ennemie des établissements orthopédiques. Toutes deux nous firent une horrible grimace. La première avança sa terrible dent du côté de ma fille, dont la fraîcheur éveillait son appétit. La seconde hocha la tête et brandit sa béquille pour casser les reins à mon fils, dont la taille droite et svelte lui faisait horreur. Mais la troisième, qui était jeune et jolie, sauta légèrement sur la marge du fossé, et, jetant sa cape sur son épaule, nous fit signe de la main et se mit à marcher devant nous. C’était certainement une bonne petite fée ; mais sous son travestissement de montagnarde il lui plaisait de s’appeler Périca de Pier-Bruno.

Périca est la plus gentille créature majorquine que j’aie vue. Elle et ma chèvre sont les seuls êtres vivants qui aient gardé un peu de mon cœur à Valldemosa. La petite fille était crottée comme la petite chèvre eût rougi de l’être ; mais, quand elle eut un peu marché dans le gazon humide, ses pieds nus redevinrent non pas blancs, mais mignons comme ceux d’une Andalouse, et son joli sourire, son babil confiant et curieux, son obligeance désintéressée, nous la firent trouver aussi pure qu’une perle fine. Elle avait seize ans et les traits les plus délicats, avec une figure toute ronde et veloutée comme une pêche. C’était la régularité de lignes et la beauté de plans de la statuaire grecque. Sa taille était fine comme un jonc, et ses bras nus, couleur de bistre. De dessous son rebozillo de grosse toile sortait sa chevelure flottante, et mêlée comme la queue d’une jeune cavale. Elle nous conduisit à la lisière de son champ, puis nous fit traverser une prairie semée et bordée d’arbres et de gros blocs de rocher ; et je ne vis plus du tout la mer, ce qui me fit croire que nous entrions dans la montagne, et que la malicieuse Périca se moquait de nous.

Mais tout à coup elle ouvrit une petite barrière qui fermait le pré, et nous vîmes un sentier qui tournait autour d’une grosse roche en pain de sucre. Nous tournâmes avec le sentier, et, comme par enchantement, nous nous trouvâmes au-dessus de la mer, au-dessus de l’immensité, avec un autre rivage à une lieue de distance sous nos pieds. Le premier effet de ce spectacle inattendu fut le vertige, et je commençai par m’asseoir. Peu à peu je me rassurai et m’enhardis jusqu’à descendre le sentier, quoiqu’il ne fût pas tracé pour des pas humains, mais bien pour des pieds de chèvre. Ce que je voyais était si beau, que pour le coup j’avais, non pas des bottes de sept lieues, mais des ailes d’hirondelle dans le cerveau ; et je me mis à tourner autour des grandes aiguilles calcaires qui se dressaient comme des géants de cent pieds de haut le long des parois de la côte, cherchant toujours à voir le fond d’une anse qui s’enfonçait sur ma droite dans les terres, et où les barques de pêcheurs paraissaient grosses comme des mouches.

Tout à coup je ne vis plus rien devant moi et au dessous de moi que la mer toute bleue. Le sentier avait été se promener je ne sais où ; la Périca criait au-dessus de ma tête, et mes enfants, qui me suivaient à quatre pattes, se mirent à crier plus fort. Je me retournai et vis ma fille toute en pleurs. Je revins sur mes pas pour l’interroger ; et, quand j’eus fait un peu de réflexion, je m’aperçus que la terreur et le désespoir de ces enfants n’étaient pas mal fondés. Un pas de plus, et je fusse descendu beaucoup plus vite qu’il ne fallait, à moins que je n’eusse réussi à marcher à la renverse, comme une mouche sur le plafond ; car les rochers où je m’aventurais surplombaient le petit golfe, et la base de l’île était rongée profondément au-dessous. Quand je vis le danger où j’avais failli entraîner mes enfants, j’eus une peur épouvantable, et je me dépêchai de remonter avec eux ; mais, quand je les eus en sûreté derrière un des gigantesques pains de sucre, il me prit une nouvelle rage de revoir le fond de l’anse et le dessous de l’excavation.

Je n’avais jamais rien vu de semblable à ce que je pressentais là, et mon imagination prenait le grand galop. Je descendis par un autre sentier, m’accrochant aux ronces et embrassant les aiguilles de pierre dont chacune marquait une nouvelle cascade du sentier. Enfin, je commençais à entrevoir la bouche immense de l’excavation où les vagues se précipitaient avec une harmonie étrange. Je ne sais quels accords magiques je croyais entendre, ni quel monde inconnu je me flattais de découvrir, lorsque mon fils, effrayé et un peu furieux, vint me tirer violemment en arrière. Force me fut de tomber de la façon la moins poétique du monde, non pas en avant, ce qui eût été la fin de l’aventure et la mienne, mais assis comme une personne raisonnable. L’enfant me fit de si belles remontrances que je renonçai à mon entreprise, mais non pas sans un regret qui me poursuit encore ; car mes pantoufles deviennent tous les ans plus lourdes, et je ne pense pas que les ailes que j’eus ce jour-là repoussent jamais pour me porter sur de pareils rivages.

Il est certain cependant, et je le sais aussi bien qu’un autre, que ce qu’on voit ne vaut pas toujours ce qu’on rêve. Mais cela n’est absolument vrai qu’en fait d’art et d’œuvre humaine. Quant à moi, soit que j’aie l’imagination paresseuse à l’ordinaire, soit que Dieu ait plus de talent que moi (ce qui ne serait pas impossible), j’ai le plus souvent trouvé la nature infiniment plus belle que je ne l’avais prévu, et je ne me souviens pas de l’avoir trouvée maussade, si ce n’est à des heures où je l’étais moi-même.

Je ne me consolerai donc jamais de n’avoir pas pu tourner le rocher. J’aurais peut-être vu là Amphitrite en personne sous une voûte de nacre et le front couronné d’algues murmurantes. Au lieu de cela, je n’ai vu que des aiguilles de roches calcaires, les unes montant de ravin en ravin comme des colonnes, les autres pendantes comme des stalactites de caverne en caverne, et toutes affectant des formes bizarres et des attitudes fantastiques. Des arbres d’une vigueur prodigieuse, mais tous déjetés et à moitié déracinés par les vents, se penchaient sur l’abîme, et du fond de cet abîme une autre montagne s’élevait à pic jusqu’au ciel, une montagne de cristal, de diamant et de saphir. La mer, vue d’une hauteur considérable, produit cette illusion, comme chacun sait, de paraître un plan vertical. L’explique qui voudra.

Mes enfants se mirent à vouloir emporter des plantes. Les plus belles liliacées du monde croissent dans ces rochers. À nous trois, nous arrachâmes enfin un oignon d’amaryllis écarlate, que nous ne portâmes point jusqu’à la Chartreuse, tant il était lourd. Mon fils le coupa en morceaux pour montrer à notre malade un fragment, gros comme sa tête, de cette plante merveilleuse. Périca, chargée d’un grand fagot qu’elle avait ramassé en chemin, et dont, avec ces mouvements brusques et rapides, elle nous donnait à chaque instant par le nez, nous reconduisit jusqu’à l’entrée du village. Je la forçai de venir jusqu’à la Chartreuse pour lui faire un petit présent que j’eus beaucoup de peine à lui faire accepter. Pauvre petite Périca, tu n’as pas su et tu ne sauras jamais quel bien tu me fis en me montrant parmi les singes une créature humaine douce, charmante et serviable sans arrière-pensée ! Le soir nous étions tous réjouis de ne pas quitter Valldemosa sans avoir rencontré un être sympathique.


V.

Entre ces deux promenades, la première et la dernière que nous fîmes à Majorque, nous en avions fait