Page:Sand - Œuvres illustrées de George Sand, vol 9, 1856.pdf/238

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
48
UN HIVER À MAJORQUE.

cascade sur notre sentier, devenu fleuve aussi à un niveau inférieur.

Il y eut là un moment tragi-comique. J’avais un peu peur pour mon compte, et grand’peur pour mon enfant. Je le regardai ; il riait de la figure du birlocho, qui, debout, les jambes écartées sur son brancard, mesurait l’abîme, et n’avait plus la moindre envie de s’amuser à nos dépens. Quand je vis mon fils si tranquille et si gai, je repris confiance en Dieu. Je sentis qu’il portait en lui l’instinct de sa destinée, et je m’en remis à ce pressentiment que les enfants ne savent pas dire, mais qui se répand comme un nuage ou comme un rayon de soleil sur leur front.

Le birlocho, voyant qu’il n’y avait pas moyen de nous abandonner à notre malheureux sort, se résigna à le partager, et devenant tout à coup héroïque : « N’ayez pas peur, mes enfants ! » nous dit-il d’une voix paternelle. — Puis il fit un grand cri, et fouetta son mulet, qui trébucha, s’abattit, se releva, trébucha encore, et se releva enfin à demi noyé. La brouette s’enfonça de côté : « Nous y voilà ! » se rejeta de l’autre côté : « Nous y voilà encore ! » fit des craquements sinistres, des bonds fabuleux, et sortit enfin triomphante de l’épreuve, comme un navire qui a touché les écueils sans se briser.

Nous paraissions sauvés, nous étions à sec ; mais il fallut recommencer cet essai de voyage nautique en carriole une douzaine de fois avant de gagner la montagne. Enfin, nous atteignîmes la rampe ; mais là le mulet, épuisé d’une part, et de l’autre effarouché par le bruit du torrent et du vent dans la montagne, se mit à reculer jusqu’au précipice. Nous descendîmes pour pousser chacun une roue, pendant que le birlocho tirait maître Aliboron par ses longues oreilles. Nous mîmes ainsi pied à terre je ne sais combien de fois ; et au bout de deux heures d’ascension, pendant lesquelles nous n’avions pas fait une demi-lieue, le mulet s’étant acculé sur le pont et tremblant de tous ses membres, nous prîmes le parti de laisser là l’homme, la voiture et la bête, et de gagner la Chartreuse à pied.

Ce n’était pas une petite entreprise. Le sentier rapide était un torrent impétueux contre lequel il fallait lutter avec de bonnes jambes. D’autres menus torrents improvisés, descendant du haut des rochers à grand bruit, débusquaient tout d’un coup à notre droite, et il fallait souvent se hâter pour passer avant eux, ou les traverser à tout risque, dans la crainte qu’en un instant ils ne devinssent infranchissables. La pluie tombait à flots ; de gros nuages plus noirs que l’encre voilaient à chaque instant la face de la lune ; et alors, enveloppés dans des ténèbres grisâtres et impénétrables, courbés par un vent impétueux, sentant la cime des arbres se plier jusque sur nos têtes, entendant craquer les sapins et rouler les pierres autour de nous, nous étions forcés de nous arrêter pour attendre, comme disait un poète narquois, que Jupiter eût mouché la chandelle.

C’est dans ces intervalles d’ombre et de lumière que vous eussiez vu, Eugène, le ciel et la terre pâlir et s’illuminer tour à tour des reflets et des ombres les plus sinistres et les plus étranges. Quand la lune reprenait son éclat et semblait vouloir régner dans un coin d’azur rapidement balayé devant elle par le vent, les nuées sombres arrivaient comme des spectres avides pour l’envelopper dans les plis de leurs linceuls. Ils couraient sur elle et quelquefois se déchiraient pour nous la montrer plus belle et plus secourable. Alors la montagne ruisselante de cascades et les arbres déracinés par la tempête nous donnaient l’idée du chaos. Nous pensions à ce beau sabbat que vous avez vu dans je ne sais quel rêve, et que vous avez esquissé avec je ne sais quel pinceau trempé dans les ondes rouges et bleues du Phlégéton et de l’Érèbe. Et à peine avions-nous contemplé ce tableau infernal qui posait en réalité devant nous, que la lune, dévorée par les monstres de l’air, disparaissait et nous laissait dans des limbes bleuâtres, où nous semblions flotter nous-mêmes comme des nuages, car nous ne pouvions même pas voir le sol où nous hasardions les pieds.

Enfin nous atteignîmes le pavé de la dernière montagne, et nous fûmes hors de danger en quittant le cours des eaux. La fatigue nous accablait, et nous étions nu-pieds, ou peu s’en faut ; nous avions mis trois heures à faire cette dernière lieue.

Mais les beaux jours revinrent, et le steamer majorquin put reprendre ses courses hebdomadaires à Barcelone. Notre malade ne semblait pas en état de soutenir la traversée, mais il semblait également incapable de supporter une semaine de plus à Majorque. La situation était effrayante ; il y avait des jours où je perdais l’espoir et le courage. Pour nous consoler, la Maria-Antonia et ses habitués du village répétaient en chœur autour de nous les discours les plus édifiants sur la vie future. « Ce phtisique, disaient ils, va aller en enfer, d’abord parce qu’il est phtisique, ensuite parce qu’il ne se confesse pas. — S’il en est ainsi, quand il sera mort, nous ne l’enterrerons pas en terre sainte, et comme personne ne voudra lui donner la sépulture, ses amis s’arrangeront comme ils pourront. Il faudra voir comment ils se tireront de là ; pour moi, je ne m’en mêlerai pas. — Ni moi. — Ni moi ; et amen ! »

Enfin nous partîmes, et j’ai dit quelle société et quelle hospitalité nous trouvâmes sur le navire majorquin.

Quand nous entrâmes à Barcelone, nous étions si pressés d’en finir pour toute l’éternité avec cette race inhumaine, que je n’eus pas la patience d’attendre la fin du débarquement. J’écrivis un billet au commandant de la station, M. Belvès, et le lui envoyai par une barque. Quelques instants après, il vint nous chercher dans son canot, et nous nous rendîmes à bord du Méléagre.

En mettant le pied sur ce beau brick de guerre, tenu avec la propreté et l’élégance d’un salon, en nous voyant entourés de figures intelligentes et affables, en recevant les soins généreux et empressés du commandant, du médecin, des officiers et de tout l’équipage ; en serrant la main de l’excellent et spirituel consul de France, M. Gautier d’Arc, nous sautâmes de joie sur le pont en criant du fond de l’âme : « Vive la France ! » Il nous semblait avoir fait le tour du monde et quitter les sauvages de la Polynésie pour le monde civilisé.

Et la morale de cette narration, puérile peut-être, mais sincère, c’est que l’homme n’est pas fait pour vivre avec des arbres, avec des pierres, avec le ciel pur, avec la mer azurée, avec les fleurs et les montagnes, mais bien avec les hommes ses semblables.

Dans les jours orageux de la jeunesse, on s’imagine que la solitude est le grand refuge contre les atteintes, le grand remède aux blessures du combat ; c’est une grave erreur, et l’expérience de la vie nous apprend que, là l’on ne peut vivre en paix avec ses semblables, il n’est point d’admiration poétique ni de jouissances d’art capables de combler l’abîme qui se creuse au fond de l’âme.

J’avais toujours rêvé de vivre au désert, et tout rêveur bon enfant avouera qu’il a eu la même fantaisie. Mais croyez-moi, mes frères, nous avons le cœur trop aimant pour nous passer les uns des autres ; et ce qu’il nous reste de mieux à faire, c’est de nous supporter mutuellement ; car nous sommes comme ces enfants d’un même sein qui se taquinent, se querellent, se battent même, et ne peuvent cependant pas se quitter.


FIN D’UN HIVER À MAJORQUE.