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tu n’en auras plus la force. Ta fibre sera relâchée, ta vue trouble, ta main débile, ton cerveau paresseux ou fatigué. Tu voudras lever les yeux vers les astres, et ta tête pesante retombera stupidement sur ta poitrine ; tu voudras lire, et des fantômes danseront devant tes yeux ; tu voudras te rappeler, et mille lueurs incertaines se joueront dans ta mémoire épuisée ; tu voudras méditer, et tu t’endormiras sur ta chaise. Et pendant ton sommeil, si l’Esprit te parle, ce sera en des termes si obscurs que tu ne pourras les expliquer à ton réveil. Ah ! victime ! victime ! je te plains, et ne puis te sauver. »

En parlant ainsi, il frissonnait comme un homme pris de fièvre : son haleine brûlante semblait raréfier l’air de sa cellule, et on eût dit, à la langueur de son être, qu’il lui restait à peine quelques instants à vivre.

« Bon père Alexis, lui dis-je, votre tendresse pour moi est-elle donc déjà fatiguée ? J’ai été faible et craintif, il est vrai ; mais vous me sembliez si fort, si vivant, que je comptais retrouver en vous assez de chaleur pour me pardonner ma faute, pour l’effacer et pour me fortifier de nouveau. Mon âme retombe dans la mort avec la vôtre : ne pouvez-vous, comme hier, faire un miracle qui nous ranime tous les deux ?

— L’esprit n’est point avec moi aujourd’hui, dit-il. Je suis triste, je doute de tout, et même de toi. Reviens demain, je serai peut-être illuminé.

— Et que deviendrai-je jusque là ?

— L’Esprit est fort, l’Esprit est bon ; peut-être t’assistera-t-il directement. En attendant, je veux te donner un conseil pour adoucir l’amertume de ta situation. Je sais pourquoi les moines ont adopté envers toi ce système d’inflexible méchanceté. Ils agissent ainsi avec tous ceux dont ils craignent l’esprit de justice et la droiture naturelle. Ils ont pressenti en toi un homme de cœur, sensible à l’outrage, compatissant à la souffrance, ennemi des féroces et lâches passions. Ils se sont dit que dans un tel homme ils ne trouveraient pas un complice, mais un juge ; et ils veulent faire de toi ce qu’ils font de tous ceux dont la vertu les effraie et dont la candeur les gêne. Ils veulent t’abrutir, effacer en toi par la persécution toute notion du juste et de l’injuste, émousser par d’inutiles souffrances toute généreuse énergie. Ils veulent, par de mystérieux et vils complots, par des énigmes sans mot et des châtiments sans objet, t’habituer à vivre brutalement dans l’amour et l’estime de toi seul, à te passer de sympathie, à perdre toute confiance, à mépriser toute amitié. Ils veulent te faire désespérer de la bonté du maître, te dégoûter de la prière, te forcer à mentir ou à trahir tes frères dans la confession, te rendre envieux, sournois, calomniateur, délateur. Ils veulent te rendre pervers, stupide et infâme. Ils veulent t’enseigner que le premier des biens c’est l’intempérance et l’oisiveté, que pour s’y livrer en paix il faut tout avilir, tout sacrifier, dépouiller tout souvenir de grandeur, tuer tout noble instinct. Ils veulent t’enseigner la haine hypocrite, la vengeance patiente, la couardise et la férocité. Ils veulent que ton âme meure pour avoir été nourrie de miel, pour avoir aimé la douceur et l’innocence. Ils veulent, en un mot, faire de toi un moine. Voilà ce qu’ils veulent, mon fils : voilà ce qu’ils ont entrepris, voilà ce qu’ils poursuivent d’un commun accord, les uns par calcul, les autres par instinct, les meilleurs par faiblesse, par obéissance et par crainte.

— Qu’entends-je ? m’écriai-je, et dans quel monde d’iniquité faites-vous entrer mon âme tremblante ! Père Alexis ! père Alexis ! dans quel abîme serais-je tombé, s’il en était ainsi ! Ô ciel ! ne vous trompez-vous point ? N’êtes-vous point aveuglé par le souvenir de quelque injure personnelle ? Ce monastère n’est-il habité que par des moines prévaricateurs ? Dois-je chercher parmi des âmes plus sincères la foi et la charité qu’un impur démon semble avoir chassées de ces murs maudits ?

— Tu chercherais en vain un couvent moins souillé et des moines meilleurs ; tous sont ainsi. La foi est perdue sur la terre, et le vice est impuni. Accepte le travail et la douleur ; car vivre, c’est travailler et souffrir.

— Je le veux, je le veux ! mais je veux semer pour recueillir. Je veux travailler dans la foi et dans l’espérance ; je veux souffrir selon la charité. Je fuirai cet abominable réceptacle de crimes ; je déchirerai cette robe blanche, emblème menteur d’une vie de pureté. Je retournerai à la vie du monde, ou je me retirerai dans une thébaïde pour pleurer sur les fautes du genre humain et me préserver de la contagion…

— C’est bien, me dit le père Alexis en prenant dans ses mains mes mains que je tordais avec désespoir, j’aime ce mouvement d’indignation et cet éclair du courage. J’ai connu ces angoisses, j’ai formé ces résolutions. Ainsi j’ai voulu fuir, ainsi j’ai désiré de vivre parmi les hommes du siècle, ou de m’enfermer dans des cavernes inaccessibles ; mais écoute les conseils que l’Esprit m’a donnés aux temps de mon épreuve, et grave-les dans ta mémoire :

« Ne dis pas : Je vivrai parmi les hommes, et je serai le meilleur d’entre eux ; car toute chair est faible, et ton esprit s’éteindra comme le leur dans la vie de la chair.

« Ne dis pas non plus : je me retirerai dans la solitude et j’y vivrai de l’esprit ; car l’esprit de l’homme est enclin à l’orgueil, et l’orgueil corrompt l’esprit.

« Vis avec les hommes qui sont autour de toi. Garde-toi de leur malice. Cherche ta solitude au milieu d’eux. Détourne les yeux de leur iniquité, regarde en toi-même, et garde-toi de les haïr autant que de les imiter. Fais-leur du bien dans le temps présent en ne leur fermant ni ton cœur ni ta main. Fais-leur du bien dans leur postérité en ouvrant ton esprit à la lumière de l’Esprit.

« La vie du siècle, débilite, la vie du désert irrite.

« Quand un instrument est exposé aux intempéries des saisons, les cordes se détendent ; quand il est enfermé sans air dans un étui, les cordes se rompent.

« Si tu écoutes le sens des paroles humaines, tu oublieras l’Esprit, et tu ne pourras plus le comprendre. Mais si tu ne laisses venir à toi les sons de la voix humaine, tu oublieras les hommes, et tu ne pourras plus les enseigner. »

En récitant ces versets d’une Bible inconnue le père Alexis tenait ouvert le livre que j’avais vu déjà entre ses mains, et il tournait les pages pour les consulter, comme s’il eût aidé sa mémoire d’un texte écrit ; mais les pages de ce livre étaient blanches, et ne paraissaient pas avoir jamais porté l’empreinte d’aucun caractère.

Ce fait bizarre réveilla mes inquiétudes, et je commençai à l’observer avec curiosité. Rien dans son aspect n’annonçait en ce moment l’égarement, ou seulement l’exaltation. Il referma doucement son livre, et me parlant avec calme :

« Garde-toi donc, me dit-il en commentant son texte, de retourner au monde ; car tu es un faible enfant, et si le vent des passions venait à souffler sur toi, il éteindrait le flambeau de ton intelligence. La concupiscence et la vanité ne te trouveraient peut-être pas assez fort pour résister à leur aiguillon. Quant à moi, j’ai fui le monde, parce que j’étais fort, et que les passions eussent changé ma force en fureur. J’aurais surmonté la présomption et terrassé la luxure ; j’aurais succombé sous les tentations de l’ambition et de la haine ; j’aurais été dur, intolérant, vindicatif, orgueilleux, c’est-à-dire égoïste. Nous sommes faits l’un et l’autre pour le cloître. Quand un homme a entendu l’esprit l’appeler, ne fût-ce qu’une fois et faiblement, il doit tout quitter pour le suivre, et rester là où il l’a conduit, quelque mal qu’il s’y trouve. Retourner en arrière n’est plus en son pouvoir, et quiconque a méprisé une seule fois la chair pour l’esprit, ne peut plus revenir aux plaisirs de la chair ; car la chair révoltée se venge et veut chasser l’esprit à son tour. Alors le cœur de l’homme est le théâtre d’une lutte terrible où la chair et l’esprit se dévorent l’un l’autre ; l’homme succombe et meurt sans avoir vécu. La vie de l’esprit est une vie sublime ; mais elle est difficile et douloureuse. Ce n’est pas une vaine précaution que de mettre entre la contagion du siècle et le règne de la chair, des murailles, des remparts de pierre et des grilles d’airain. Ce n’est pas trop pour enchaîner la convoitise des choses vaines que