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SPIRIDION.

lisait, mais il y traçait chaque jour des caractères imaginaires avec une plume qu’il ne songeait point à imbiber d’encre. Un profond ennui et une inquiétude secrète semblaient miner les ressorts détendus de son âme. Pourtant il continuait à me témoigner la même bonté, la même tendresse ; il essaya, malgré moi, de continuer mes leçons ; mais il s’assoupissait au bout d’un instant, et, s’éveillant en sursaut, il me saisissait le bras en me disant :

« Tu l’as pourtant vu, n’est-ce pas ? Tu l’as bien vu ? Ne l’as-tu donc vu qu’une fois ?

— Ô mon bon maître ! lui disais-je, que ne puis-je ramener près de vous cet ami qui vous est si cher ! sa présence adoucirait votre mal et ranimerait votre âme. »

Mais alors il s’éveillait tout à fait, et me disait :

« Tais-toi, imprudent, tais-toi ; de quoi parles-tu là, malheureux ? Tu veux donc qu’il ne revienne plus, et que je meure sans l’avoir revu ? »

Je n’osais ajouter un mot ; toute curiosité était morte en moi. Il n’y avait plus de place que pour la douleur, et le sentiment d’une vague épouvante était le seul qui vint parfois s’y mêler.

Une nuit qu’accablé de fatigue je m’étais endormi plus tôt et plus profondément que de coutume, je fis un songe. Je rêvai que je revoyais le bel inconnu dont l’absence affligeait tant mon maître. Il s’approchait de mon lit, et, se penchant vers moi, il me parlait à l’oreille :

« Ne dites pas que je suis là, me disait-il ; car ce vieillard obstiné s’acharnerait à me voir, et je ne veux le visiter qu’à l’heure de sa mort. »

Je le suppliai d’aller vers mon maître, lui disant qu’il soupirait après sa venue, et que les douleurs de son âme étaient dignes de pitié. Je m’éveillais alors et me mettais sur mon séant ; car j’avais l’esprit frappé de ce rêve, et j’avais besoin d’ouvrir les yeux et d’étendre les bras pour me convaincre que c’était un fantôme créé par le sommeil. Par trois fois ce jeune homme m’apparut dans toute sa douceur et dans toute sa beauté. Sa voix résonnait à mon oreille comme les sons éloignés d’une lyre, et sa présence répandait un parfum comme celui des lis au lever de l’aurore. Par trois fois je le suppliai d’aller visiter mon maître, et par trois fois je m’éveillai et me convainquis que c’était un songe ; mais à la troisième, j’entendis de la cellule voisine le père Alexis qui m’appelait avec véhémence. Je courus à lui, et, à la lueur d’une veilleuse qui brûlait sur la table, je le vis assis sur son lit, les yeux brillants, la barbe hérissée, et comme hors de lui-même.

« Vous l’avez vu ! me dit-il d’une voix forte et rude, qui n’avait rien de son timbre ordinaire. Vous l’avez vu, et vous ne m’avez pas averti ! il vous a parlé, et vous ne m’avez pas appelé ! il vous a quitté, et vous ne l’avez pas envoyé vers moi ! Malheureux ! serpent réchauffé dans mon sein ! vous m’avez enlevé mon ami, et mon hôte est devenu le vôtre ; vipère ! vous m’avez trahi, vous m’avez dépouillé, vous me donnez la mort ! »

Il se jeta en arrière sur son chevet, et resta privé de sentiment pendant plusieurs minutes. Je crus qu’il venait d’expirer ; je frottai ses tempes glacées avec l’essence qu’il avait coutume d’employer lorsqu’il était menacé de défaillance. Je réchauffai ses pieds avec ma robe, et ses mains avec mon haleine. Je ne percevais plus le bruit de la sienne, et ses doigts étaient raidis par un froid mortel. Je commençais à me désespérer, lorsqu’il revint à lui, et, se soulevant doucement, il appuya sa tête sur mon épaule :

« Angel, que fais-tu près de moi à cette heure ? me dit-il avec, une douceur ineffable. Suis-je donc plus malade que de coutume ! Mon pauvre enfant, je suis cause de tes soucis et de tes fatigues. »

Je ne voulus pas lui dire ce qui s’était passé, et encore moins lui demander compte de l’incroyable coïncidence de sa vision avec la mienne ; j’eusse craint de réveiller son délire. Il semblait n’en avoir pas gardé le moindre souvenir, et il exigea que je retournasse à mon lit. J’obéis, mais je restai attentif à tous ses mouvements ; il me sembla qu’il dormait, et que sa respiration était gênée ; son oppression augmentait et diminuait comme le bruit lointain de la mer. Enfin il me parut soulagé, et je succombai au sommeil ; mais, au bout de peu d’instants, je fus réveillé de nouveau par le son d’une voix puissante qui ne ressemblait point à la sienne.

« Non, tu ne m’as jamais connu, jamais compris, disait cette voix sévère ; je suis venu vers toi cent fois et tu n’as pas osé m’appartenir une seule ; mais que peut-on attendre d’un moine, sinon l’incertitude, la couardise et le sophisme ?

« — Mais je t’ai aimé ! répondit la voix plaintive et affaiblie du père Alexis. Tu le sais, je t’ai imploré, je t’ai poursuivi ; j’ai employé toutes les puissances de mon être à pénétrer le sens de tes paraboles, je t’ai invoqué à genoux ; j’ai délaissé le culte des Hébreux ; j’ai laissé le dieu des Juifs et des gentils se tordre douloureusement sur son gibet sanglant, sans lui accorder une larme, sans lui adresser une prière.

« — Et qui te l’avait commandé ainsi ? reprit la voix. Moine ignorant, philosophe sans entrailles ! martyr sans enthousiasme et sans foi ! t’ai-je jamais prescrit de mépriser le Nazaréen ?

« — Non, tu n’as jamais daigné te prononcer sur aucune chose, et tu n’as pas voulu faire voir la lumière à celui qui pour toi aurait passé par toutes les idolâtries. Tu le sais ! tu le sais ! si tu l’avais voulu, j’aurais déchiré le froc et ceint le glaive. J’aurais fait retentir ma parole et prêché ton Évangile aux quatre coins de la terre ; j’y aurais porté le fer et la flamme ; j’aurais bouleversé la face des nations et imposé ton culte aux humains du sud au septentrion, du couchant à l’aurore. J’avais la volonté, j’avais la puissance ; tu n’avais qu’à dire : « Marche ! » à mettre le flambeau dans ma main et marcher devant moi comme une étoile ; j’aurais en ton nom, enchaîné les mers et transporté les montagnes. Que ne l’as-tu voulu ! tu aurais des autels, et j’aurais vécu ! tu serais un dieu, et je serais ton prophète.

« — Oui, oui, dit la voix inconnue, tu avais l’orgueil et l’ambition en partage ; et, si je t’avais encouragé, tu aurais consenti à être dieu toi-même.

« — Ô maître ! ne me méprise pas, ne me tourne pas en dérision ! J’avais ces instincts et je les ai refoulés. Tu as blâmé mes vœux téméraires, mon audace insensée, et je t’ai sacrifié tous mes rêves. Tu m’as dit que la violence ne gouvernait pas les siècles, et que l’Esprit n’habitait pas dans la vapeur du sang et dans le tumulte des armées. Tu m’as dit qu’il fallait le chercher dans l’ombre, dans la solitude, dans le silence et le recueillement. Tu m’as dit qu’on le trouvait dans l’étude, dans le renoncement, dans une vie humble et cachée, dans les veilles, dans la méditation, dans l’incessante inspiration de l’âme. Tu m’as dit de le chercher dans les entrailles de la terre, dans la poussière des livres, dans les vers du sépulcre ; et je l’ai cherché où tu m’avais dit, et pourtant je ne l’ai pas trouvé, et je vais mourir dans l’horreur du doute et dans l’épouvante du néant !…

« — Tais-toi, lâche blasphémateur ! reprit la voix tonnante ; c’est ta soif de gloire qui cause tes regrets, c’est ton orgueil qui te pousse au désespoir. Vermisseau superbe, qui ne peux te soumettre à descendre dans la tombe sans avoir pénétré le secret de la toute-puissance ! Mais qu’importe à l’inexorable passé, à l’innumérable avenir des êtres, qu’un moine de plus ou de moins ait vécu dans l’imposture et soit mort dans l’ignorance ? L’intelligence universelle périra-t-elle parce qu’un bénédictin a ergoté contre elle ? La puissance infinie sera-t-elle détrônée parce qu’un moine astronome n’a pu la mesurer avec son compas et ses lunettes ? »

Un rire impitoyable fit retentir la cellule du père Alexis, et la voix de mon maître y répondit par un lamentable sanglot. J’avais écouté ce dialogue avec une affreuse angoisse. Debout près de la porte entrouverte, les pieds nus sur le carreau, retenant mon haleine, j’avais essayé de voir l’hôte inconnu de cette veillée sinistre ; mais la