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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

soir. Cette musique n’était qu’un prétexte pour la conduire furtivement au palais. Elles pénétrèrent, par des passages dérobés, chez la princesse, qu’elles trouvèrent dans une charmante parure, quoique son appartement fût à peine éclairé, et toutes les personnes attachées à son service congédiées pour ce soir-là, sous prétexte d’indisposition. Elle reçut la cantatrice avec mille caresses ; et, passant familièrement son bras sous le sien, elle la conduisit à une jolie petite pièce en rotonde, éclairée de cinquante bougies, et dans laquelle était servi un souper friand avec un luxe de bon goût. Le rococo français n’avait pas encore fait irruption à la cour de Prusse. On affichait d’ailleurs, à cette époque, un souverain mépris pour la cour de France, et on s’en tenait à imiter les traditions du siècle de Louis xiv, pour lequel Frédéric, secrètement préoccupé de singer le grand roi, professait une admiration sans bornes. Cependant, la princesse Amélie était parée dans le dernier goût, et, pour être plus chastement ornée que madame de Pompadour n’avait coutume de l’être, elle n’en était pas moins brillante. Madame de Kleist avait revêtu aussi les plus aimables atours ; et pourtant il n’y avait que trois couverts, et pas un seul domestique.

« Vous êtes ébahie de notre petite fête, dit la princesse en riant. Eh bien, vous le serez davantage quand vous saurez que nous allons souper toutes les trois, en nous servant nous-mêmes ; comme déjà nous avons tout préparé nous-mêmes, madame de Kleist et moi. C’est nous deux qui avons mis le couvert et allumé les bougies, et jamais je ne me suis tant amusée. Je me suis coiffée et habillée toute seule pour la première fois de ma vie, et je n’ai jamais été mieux arrangée, du moins à ce qu’il me semble. Enfin, nous allons nous divertir incognito ! Le roi couche à Potsdam, la reine est à Charlottembourg, mes sœurs sont chez la reine mère, à Montbijou ; mes frères, je ne sais où ; nous sommes seules dans le château. Je suis censée malade, et je profite de cette nuit de liberté pour me sentir vivre un peu, et pour fêter avec vous deux (les seules personnes au monde auxquelles je puisse me fier) l’évasion de mon cher Trenck. Aussi nous allons boire du champagne à sa santé, et si l’une de nous se grise, les autres lui garderont le secret. Ah ! les beaux soupers philosophiques de Frédéric vont être effacés par la splendeur et la gaieté de celui-ci ! »

On se mit à table, et la princesse se montra sous un jour tout nouveau à la Porporina. Elle était bonne, sympathique, naturelle, enjouée, belle comme un ange, adorable en un mot ce jour-là, comme elle l’avait été aux plus beaux jours de sa première jeunesse. Elle semblait nager dans le bonheur, et c’était un bonheur pur, généreux, désintéressé. Son amant fuyait loin d’elle, elle ignorait si elle le reverrait jamais ; mais il était libre, il avait cessé de souffrir, et cette amante radieuse bénissait la destinée.

« Ah ! que je me sens bien entre vous deux ! disait-elle à ses confidentes qui formaient avec elle le plus beau trio qu’une coquetterie raffinée ait jamais dérobé aux regards des hommes : je me sens libre comme Trenck l’est à cette heure ; je me sens bonne comme il l’a toujours été, lui, et comme je croyais ne plus l’être ! Il me semblait que la forteresse de Glatz pesait à toute heure sur mon âme : la nuit elle était sur ma poitrine comme un cauchemar. J’avais froid dans mon lit d’édredon, en songeant que celui que j’aime grelottait sur les dalles humides d’un sombre caveau. Je ne vivais plus, je ne pouvais plus jouir de rien. Ah ! chère Porporina, imaginez-vous l’horreur qu’on éprouve à se dire : Il souffre tout cela pour moi ! c’est mon fatal amour qui le précipite tout vivant dans un tombeau ? »

Cette pensée changeait tous les aliments en fiel, comme le souffle des harpies.

« Verse-moi du vin de Champagne, Porporina : je ne l’ai jamais aimé, il y a deux ans que je ne bois que de l’eau. Eh bien, il me semble que je bois de l’ambroisie. La clarté des bougies est riante, ces fleurs sentent bon, ces friandises sont recherchées, et surtout vous êtes belles comme deux anges, de Kleist et toi. Oh ! oui, je vois, j’entends, je respire ; je suis devenue vivante, de statue, de cadavre que j’étais. Tenez, portez avec moi la santé de Trenck d’abord, et puis celle de l’ami qui s’est enfui avec lui ; ensuite, nous porterons celle des braves gardiens qui l’ont laissé fuir, et puis enfin celle de mon frère Frédéric, qui n’a pas pu l’en empêcher. Non, aucune pensée amère ne troublera ce jour de fête. Je n’ai plus d’amertume contre personne ; il me semble que j’aime le roi. Tiens ! à la santé du roi, Porporina ; vive le roi ! »

Ce qui ajoutait au bien-être que la joie de cette pauvre princesse communiquait à ses deux belles convives, c’était la bonhomie de ses manières et l’égalité parfaite qu’elle faisait régner entre elles trois. Elle se levait, changeait les assiettes quand son tour venait, découpait elle-même, et servait ses compagnes avec un plaisir enfantin et attendrissant.

« Ah ! si je n’étais pas née pour la vie d’égalité, du moins l’amour me l’a fait comprendre, disait-elle, et le malheur de ma condition m’a révélé l’imbécillité de ces préjugés du rang et de la naissance. Mes sœurs ne sont pas comme moi. Ma sœur d’Anspach porterait sa tête sur l’échafaud plutôt que de faire la première révérence à une Altesse non régnante. Ma sœur de Bareith, qui fait la philosophe et l’esprit fort avec M. Voltaire, arracherait les yeux à une duchesse qui se permettrait d’avoir un pouce d’étoffe de plus qu’elle à la queue de sa robe. C’est qu’elles n’ont jamais aimé, voyez-vous ! Elles passeront leur vie dans cette machine pneumatique qu’elles appellent la dignité de leur rang. Elles mourront embaumées dans leur majesté comme des momies ; elles n’auront pas connu mes amères douleurs, mais aussi elles n’auront pas eu, dans toute leur vie d’étiquette et de gala, un quart d’heure de laisser-aller, de plaisir et de confiance comme celui que je savoure dans ce moment ! Mes chères petites, il faut que vous rendiez la fête complète, il faut que vous me tutoyiez ce soir. Je veux être Amélie pour vous ; plus d’Altesse ; Amélie tout court. Ah ! tu fais mine de refuser, toi, de Kleist ? La cour t’a gâtée, mon enfant ; malgré toi tu en as respiré l’air malsain ; mais toi, chère Porporina, qui, bien que comédienne, sembles un enfant de la nature, tu céderas à mon innocent désir.

— Oui, ma chère Amélie, je le ferai de tout mon cœur pour t’obliger, répondit la Porporina en riant.

— Ah ! ciel ! s’écria la princesse, si tu savais quel effet cela me fait d’être tutoyée, et de m’entendre appeler Amélie ! Amélie ! Oh ! comme il disait bien mon nom, lui ! Il me semblait que c’était le plus beau nom de la terre, le plus doux qu’une femme ait jamais porté, quand il le prononçait. »

Peu à peu la princesse poussa le ravissement de l’âme jusqu’à s’oublier elle-même pour ne plus s’occuper que de ses amies ; et dans cet essai d’égalité, elle se sentit devenir si grande, si heureuse et si bonne, qu’elle dépouilla instinctivement l’âpre personnalité développée en elle par la passion et la souffrance. Elle cessa de parler d’elle exclusivement, elle ne songea plus à se faire un petit mérite d’être si aimable et si simple ; elle interrogea madame de Kleist sur sa famille, sa position et ses sentiments, ce qu’elle n’avait pas fait depuis qu’elle était absorbée par ses propres chagrins. Elle voulut aussi connaître la vie d’artiste, les émotions du théâtre, les idées et les affections de la Porporina. Elle inspirait la confiance en même temps qu’elle la ressentait, et elle goûta un plaisir infini à lire dans l’âme d’autrui, et à voir enfin, dans ces êtres différents d’elle jusque-là, des êtres semblables dans leur essence, aussi méritants devant Dieu, aussi bien doués de la nature, aussi importants sur la terre qu’elle s’était longtemps persuadé devoir l’être de préférence aux autres.

Ce fut la Porporina surtout dont les réponses ingénues et l’expansion sympathique la frappèrent d’un respect mêlé de douce surprise.

« Tu me parais un ange, lui dit-elle. Toi, une fille de théâtre ! Tu parles et tu penses plus noblement qu’aucune tête couronnée que je connaisse. Tiens, je me