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SPIRIDION.

vigueur, et l’existence d’un rival important pouvait troubler la vie du vainqueur. Donatien pensait donc que je voulais amener à moi par un semblant de vertu et de désintéressement romanesque ceux qui lui étaient le plus attachés, afin de ne point avoir à craindre une réaction vers lui au bout de trois ans. Au reste, c’est grâce à ce statut que la tranquillité de ma vie fut à peu près assurée. Les persécutions dont j’avais été accablé jusque-là, et dont j’ai passé le détail sous silence dans ce récit, comme n’étant que les accessoires de souffrances plus réelles et plus profondes, cessèrent à partir de ce jour. Ce n’est que depuis peu que, me voyant prêt à descendre dans la tombe, Donatien a cessé de me craindre et encouragé peut-être les vieilles haines de ses créatures.

« Quand son élection eut été enfin proclamée, et qu’il se fut assuré de ma bonne foi, sa reconnaissance me parut si servile et si exagérée que je me hâtai de m’y soustraire.

« — Payez vos dettes, lui dis-je à l’oreille, et ne me sachez aucun autre gré d’une action qui n’est point, de ma part, un sacrifice.

« Il se hâta de me proclamer directeur de la bibliothèque et du cabinet réservé aux études et aux collections scientifiques. J’eus, à partir de cet instant, la plus grande liberté d’occupations et tous les moyens possibles de m’instruire.

« Au moment où je quittais la salle du chapitre pour aller, plein d’impatience, prendre possession de ma nouvelle étude, je levai les yeux par hasard sur le portrait du fondateur, et alors le souvenir des événements surnaturels qui s’étaient passés dans cette salle quelques jours auparavant me revint si distinct et si frappant que j’en fus effrayé. Jusque-là, les préoccupations qui avaient rempli toutes mes heures ne m’avaient pas laissé le loisir d’y songer, ou plutôt cette partie du cerveau qui conserve les impressions que nous appelons poétiques et merveilleuses (à défaut d’expression juste pour peindre les fonctions du sens divin), s’était engourdie chez moi au point de ne rendre à ma raison aucun compte des prodiges de mon évasion. Ces prodiges restaient comme enveloppés dans les nuages d’un rêve, comme les vagues réminiscences des faits accomplis durant l’ivresse on durant la fièvre. En regardant le portrait d’Hébronius, je revis distinctement l’animation de ces yeux peints qui, tout d’un coup, étaient devenus vivants et lumineux, et ce souvenir se mêla si étrangement au présent qu’il me sembla voir encore cette toile reprendre vie, et ces yeux me regarder comme des yeux humains. Mais cette fois ce n’était plus avec éclat, c’était avec douleur, avec reproche. Il me sembla voir des larmes humecter les paupières. Je me sentis défaillir. Personne ne faisait attention à moi ; mais un jeune enfant de douze ans, neveu et élève en théologie de l’un des frères, se tenait par hasard devant le portrait, et, par hasard aussi, le regardait.

« — Ô mon père Alexis, me dit-il en saisissant ma robe avec effroi, voyez donc ! le portrait pleure ! »

« Je faillis m’évanouir, mais je fis un grand effort sur moi-même, et lui répondis :

« — Taisez-vous, mon enfant, et ne dites pas de pareilles choses, aujourd’hui surtout ; vous feriez tomber votre oncle en disgrâce. »

« L’enfant ne comprit pas ma réponse, mais il en fut comme effrayé, et ne parla à personne, que je sache, de ce qu’il avait vu. Il avait dès lors une maladie dont il mourut l’année suivante chez ses parents. Je n’ai pas bien su les détails de sa mort ; mais il m’est revenu qu’il avait vu, à ses derniers instants, une figure vers laquelle il voulait s’élancer en l’appelant pater Spiridion. Cet enfant était plein de foi, de douceur et d’intelligence. Je ne l’ai connu que quelques instants sur la terre ; mais je crois que je le retrouverai dans une sphère plus sublime. Il était de ceux qui ne peuvent pas rester ici-bas, et qui ont déjà, dès cette vie, une moitié de leur âme dans un monde meilleur.

« Je fus occupé pendant quelques jours à préparer mon observatoire, à choisir les livres que je préférais, à les ranger dans ma cellule, à tout ordonner dans mon nouvel empire. Pendant que le couvent était en rumeur pour célébrer l’élection de son nouveau chef, que les uns se livraient à leurs rêves d’ambition, tandis que les autres se consolaient de leurs mécomptes en s’abandonnant à l’intempérance, je goûtais une joie d’enfant à m’isoler de cette tourbe insensée, et à chercher, dans l’oubli de tous, mes paisibles plaisirs. Quand j’eus fini de ranger la bibliothèque, les collections d’histoire naturelle et les instruments de physique et d’astronomie, ce que je fis avec tant de zèle que je me couchais chaque soir exténué de fatigue (car toutes ces choses précieuses avaient été négligées et abandonnées au désordre depuis bien des années), je rentrai un soir dans cette cellule avec un bien-être incroyable. J’estimais avoir remporté une bien plus grande victoire que celle de Donatien, et avoir assuré tout l’avenir de ma vie sur les seules bases qui lui convinssent. Je n’avais qu’une seule passion, celle de l’étude : j’allais pouvoir m’y livrer à tout jamais, sans distraction et sans contrainte. Combien je m’applaudissais d’avoir résisté au désir de fuir, qui m’avait tant de fois traversé l’esprit durant les années précédentes ! J’avais tant souffert, n’ayant plus aucune foi, aucune sympathie catholique, d’être forcé d’observer les minutieuses pratiques du catholicisme, et d’y voir se consumer un temps précieux ! Je m’étais souvent méprisé pour le faux point d’honneur qui me tenait esclave de mes vœux.

« Vœux insensés, serments impies ! m’étais-je écrié cent fois, ce n’est point la crainte ou l’amour de Dieu qui vous a reçus, ni qui m’empêche de vous violer. Ce Dieu n’existe plus, il n’a jamais existé. On ne doit point de fidélité à un fantôme, et les engagements pris dans un songe n’ont ni force ni réalité. C’est donc le respect humain qui fait votre puissance sur moi. C’est parce que, dans mes jours de jeunesse intolérante et de dévotion fougueuse, j’ai flétri à haute voix les religieux qui rompaient leur ban ; c’est parce que j’ai soutenu autrefois la thèse absurde que le serment de l’homme est indélébile, qu’aujourd’hui je crains, en me rétractant, d’être méprisé par ces hommes que je méprise !

« Je m’étais dit ces choses, je m’étais fait ces reproches ; j’avais résolu de partir, de jeter mon froc de moine aux ronces du chemin, d’aller chercher la liberté de conscience et la liberté d’études dans un pays éclairé, chez une nation tolérante, en France ou en Allemagne ; mais je n’avais jamais trouvé le courage de le faire. Mille raisons puériles ou orgueilleuses m’en avaient empêché. Je me couchai en repassant dans mon esprit ces raisons que, par une réaction naturelle, j’aimais à trouver excellentes, puisque désormais l’état de moine et le séjour du monastère étaient pour moi la meilleure condition possible. Au nombre de ces raisons, ma mémoire vint à me retracer le désir de posséder le manuscrit de Spiridion et l’importance que j’avais attachée à exhumer cet écrit précieux. À peine cette réflexion eut-elle traversé mon esprit, qu’elle y évoqua mille images fantastiques. La fatigue et le besoin de sommeil commençaient à troubler mes idées. Je me sentis dans une disposition étrange et telle que depuis longtemps je n’en avais connu. Ma raison, toujours superbe, était dans toute sa force, et méprisait profondément les visions qui m’avaient assailli dans le catholicisme ; elle m’expliquait les prestiges de la nuit du 10 janvier par des causes toutes naturelles. La faim, la fièvre, l’agonie des forces morales, et aussi le désespoir secret et insurmontable de quitter la vie d’une manière si horrible, avaient dû produire sur mon cerveau un désordre voisin de la folie. Alors j’avais cru entendre une voix de la tombe et des paroles en harmonie avec les souvenirs émouvants de ma précédente existence de catholique. Les fantômes qui jadis s’étaient produits dans mon imagination avaient dû s’y reproduire par une loi physiologique à la première disposition fébrile, et l’anéantissement de mes forces physiques avait dû, en présence de ces apparitions, empêcher les fonctions de la raison et neutraliser les puissances du jugement. Un événement fortuit, peut-être le passage d’un serviteur dans la salle