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SPIRIDION.

eût été entr’ouverte, je pense que c’en était fait, et que je prenais la fuite pour jamais. Le portier me demanda si j’avais oublié quelque chose.



L’ermite, nu jusqu’à la ceinture… (Page 51.)

« — Oui, lui répondis-je avec égarement, j’ai oublié de vivre. »

« J’espérais que la vue de mon jardin me consolerait, et, au lieu d’aller tout de suite faire acte de présence et de soumission chez le Prieur, je courus vers mon parterre. Je n’en trouvai plus la moindre trace : le potager avait tout envahi ; mes berceaux avaient disparu, mes belles plantes avaient été arrachées ; les palmiers seuls avaient été respectés : ils penchaient leurs fronts altérés dans une attitude morne, comme pour chercher sur le sol fraîchement remué les gazons et les fleurs qu’ils avaient coutume d’abriter. Je retournai à ma cellule ; elle était dans le même état qu’au jour de mon départ ; mais elle ne me rappelait que des souvenirs pénibles. J’allai chez le Prieur ; mes traits étaient bouleversés : au premier coup d’œil qu’il jeta sur moi, il s’en aperçut et je lus sur son visage la joie d’un triomphe insultant. Alors le mépris me rendit toute mon énergie, et, bien que notre entretien roulât en apparence sur des choses générales, je lui fis sentir en peu de mots que je ne me méprenais pas sur la distance qui séparait un homme comme lui, voué à la règle par de vulgaires intérêts, et un homme comme moi rendu à l’esclavage par un acte héroïque de la volonté. Pendant quelques jours je fus en butte à une lâche et malveillante curiosité. On ne pouvait croire que la peur seule de la discipline ecclésiastique ne m’eût pas ramené au couvent, et on se réjouissait à l’idée de ma souffrance. Je ne leur donnai pas la satisfaction de surprendre un soupir dans ma poitrine ou un murmure sur mes lèvres. Je me montrai impassible ; mais il m’en coûta beaucoup.

« L’éclair d’enthousiasme que m’avait apporté ma vision magnifique au bord de la mer, se dissipa promptement, car elle ne se renouvela pas, comme je m’en étais flatté ; et, de nouveau rendu à la lutte des tristes réalités, j’eus le loisir de me considérer encore une fois comme un être raisonnable condamné à subir une aberration passagère, et à s’en rendre compte froidement le reste de sa vie. Dans un autre siècle, ces visions eussent pu faire de moi un saint ; mais dans celui-ci, réduit à les cacher comme une faiblesse ou une maladie, je n’y voyais