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SPIRIDION.

ce livre est criblé de caractères très-lisibles pour quiconque connaît la composition chimique dont je me suis servi pour écrire. Cette précaution m’a paru nécessaire pour échapper à l’espionnage de la censure monastique. Je t’enseignerai un procédé bien simple au moyen duquel tu feras reparaître les caractères tracés sur ces pages quand le temps sera venu. Tu cacheras ce manuscrit en attendant qu’il puisse servir à quelque chose, si toutefois il doit jamais servir à quoi que ce soit ; cela, je l’ignore. Tel qu’il est, incomplet, sans ordre et sans conclusion, il ne mérite pas de voir le jour. C’est peut-être à toi, c’est peut-être à quelque autre qu’il appartient de le refaire. Il n’a qu’un mérite, c’est d’être le récit fidèle d’une vie d’angoisse, et l’exposé naïf de mon état présent.

— Et cet état, m’est-il permis, mon père, de vous demander de me le faire mieux connaître ?

— Je le ferai en trois mots qui résument pour moi la théologie, répondit-il en ouvrant son livre à la première page : « croire, espérer, aimer. « Si l’Église catholique avait pu conformer tous les points de sa doctrine à cette sublime définition des trois vertus théologales : la foi, l’espérance, la charité, elle serait la vérité sur la terre ; elle serait la sagesse, la justice, la perfection. Mais l’Église romaine s’est porté le dernier coup ; elle a consommé son suicide le jour où elle a fait Dieu implacable et la damnation éternelle. Ce jour-là tous les grands cœurs se sont détachés d’elle ; et l’élément d’amour et de miséricorde manquant à sa philosophie, la théologie chrétienne n’a plus été qu’un jeu d’esprit, un sophisme où de grandes intelligences se sont débattues en vain contre leur témoignage intérieur, un voile pour couvrir de vastes ambitions, un masque pour cacher d’énormes iniquités… »

Ici le père Alexis s’arrêta de nouveau et me regarda attentivement pour voir quel effet produirait sur moi cet anathème définitif. Je le compris, et, saisissant ses mains dans les miennes, je les pressai fortement en lui disant d’une voix ferme et avec un sourire qui devait lui révéler toute ma confiance :

« Ainsi, père, nous ne sommes plus catholiques ?

— Ni chrétiens, répondit-il d’une voix forte ; ni protestants, ajouta-t-il en me serrant les mains ; ni philosophes comme Voltaire, Helvétius et Diderot ; nous ne sommes pas même socialistes comme Jean-Jacques et la Convention française : et cependant nous ne sommes ni païens ni athées !

— Que sommes-nous donc, père Alexis ? lui dis-je ; car, vous l’avez dit, nous avons une âme, Dieu existe, et il nous faut une religion.

— Nous en avons une, s’écria-t-il en se levant et en étendant vers le ciel ses bras maigres avec un mouvement d’enthousiasme. Nous avons la seule vraie, la seule immense, la seule digne de la Divinité. Nous croyons en la Divinité, c’est dire que nous la connaissons et la voulons ; nous espérons en elle, c’est dire que nous la désirons et travaillons pour la posséder ; nous l’aimons, c’est dire que nous la sentons et la possédons virtuellement ; et Dieu lui-même est une trinité sublime dont notre vie mortelle est le reflet affaibli. Ce qui est foi chez l’homme est science chez Dieu ; ce qui est espérance chez l’homme est puissance chez Dieu ; ce qui est charité, c’est-à-dire piété, vertu, effort, chez l’homme, est amour, c’est-à-dire production, conservation et progression éternelle chez Dieu. Aussi Dieu nous connaît, nous appelle, et nous aime ; c’est lui qui nous révèle cette connaissance que nous avons de lui, c’est lui qui nous commande le besoin que nous avons de lui, c’est lui qui nous inspire cet amour dont nous brûlons pour lui ; et une des grandes preuves de Dieu et de ses attributs, c’est l’homme et ses instincts. L’homme conçoit, aspire et tente sans cesse, dans sa sphère finie, ce que Dieu sait, veut et peut dans sa sphère infinie. Si Dieu pouvait cesser d’être un foyer d’intelligence, de puissance et d’amour, l’homme retomberait au niveau de la brute ; et chaque fois qu’une intelligence humaine a nié la Divinité intelligente, elle s’est suicidée.

— Mais, mon père, interrompis-je, ces grands athées du siècle dont on vante les lumières et l’éloquence…

— Il n’y a pas d’athées, reprit le père Alexis avec chaleur ; non, il n’y en a pas ! Il est des temps de recherche et de travail philosophique, où les hommes, dégoûtés des erreurs du passé, cherchent une nouvelle route vers la vérité. Alors ils errent sur des sentiers inconnus. Les uns, dans leur lassitude, s’asseyent et se livrent au désespoir. Qu’est-ce que ce désespoir, sinon un cri d’amour vers cette Divinité qui se voile à leurs yeux fatigués ? D’autres s’avancent sur toutes les cimes avec une précipitation ardente, et, dans leur présomption naïve, s’écrient qu’ils ont atteint le but et qu’on ne peut aller plus loin. Qu’est-ce que cette présomption, qu’est-ce que cet aveuglement, sinon un désir inquiet et une impatience immodérée d’embrasser la Divinité ? Non, ces athées, dont on vante avec raison la grandeur intellectuelle, sont des âmes profondément religieuses, qui se fatiguent ou qui se trompent dans leur essor vers le ciel. Si, à leur suite, on voit se traîner des âmes basses et perverses, qui invoquent le néant, le hasard, la nature brutale, pour justifier leurs vices honteux et leurs grossiers penchants, c’est encore là un hommage rendu à la majesté de Dieu. Pour se dispenser de tendre vers l’idéal, et de soutenir par le travail et la vertu la dignité humaine, la créature est forcée de nier l’idéal. Mais, si une voix intérieure ne troublait pas l’ignoble repos de sa dégradation, elle ne se donnerait pas tant de peine pour rejeter l’existence d’un juge suprême. Quand les philosophes de ce siècle ont invoqué la Providence, la nature, les lois de la création, ils n’ont pas cessé d’invoquer le vrai Dieu sous ces noms nouveaux. En se réfugiant dans le sein d’une Providence universelle et d’une nature inépuisablement généreuse, ils ont protesté contre les anathèmes que les sectes farouches se lançaient l’une à l’autre, contre les monstruosités de l’inquisition, contre l’intolérance et le despotisme. Lorsque Voltaire, à la vue d’une nuit étoilée, proclamait le grand horloger céleste ; lorsque Rousseau conduisait son élève au sommet d’une montagne pour lui révéler la première notion du Créateur au lever du soleil, quoique ce fussent là des preuves incomplètes et des vues étroites, en comparaison de ce que l’avenir réserve aux hommes de preuves éclatantes et d’infaillibles certitudes, c’étaient du moins des cris de l’âme élevés vers ce Dieu que toutes les générations humaines ont proclamé sous des noms divers et adoré sous différents symboles.

— Mais ces preuves éclatantes, mais cette certitude, lui dis-je, où les puiserons-nous, si nous rejetons la révélation, et si le sens intérieur ne nous suffit pas ?

— Nous ne rejetons pas la révélation, reprit-il vivement, et le sens intérieur nous suffit jusqu’à un certain point ; mais nous y joignons d’autres preuves encore : quant au passé, le témoignage de l’humanité tout entière ; quant au présent, l’adhésion de toutes les consciences pures au culte de la Divinité, et la voix éloquente de notre propre cœur.

— Si je vous entends bien, repris-je, vous acceptez de la révélation ce qu’elle a d’éternellement divin, les grandes notions sur la Divinité et l’immortalité, les préceptes de vertu et le devoir qui en découlent.

— L’homme, répondit-il, arrache au ciel même la connaissance de l’idéal, et la conquête des vérités sublimes qui y conduisent est un pacte, un hyménée entre l’intelligence humaine qui cherche, aspire et demande, et l’intelligence divine qui, elle aussi, cherche le cœur de l’homme, aspire à s’y répandre, et consent à y régner. Nous reconnaissons donc des maîtres, de quelque nom que l’on ait voulu les appeler. Héros, demi-dieux, philosophes, saints ou prophètes, nous pouvons nous incliner devant ces pères et ces docteurs de l’humanité. Nous pouvons adorer chez l’homme investi d’une haute science et d’une haute vertu un reflet splendide de la Divinité. Ô Christ ! un temps viendra où l’on t’élèvera de nouveaux autels, plus dignes de toi, en te restituant ta véritable grandeur, celle d’avoir été vraiment le fils de la femme et