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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Il la vit fort bien, et me dit que c’était un certain Trismégiste que Votre Altesse s’amuse à consulter comme nécromancien.

— Ah ! juste ciel ! s’écria madame de Kleist en pâlissant ; j’étais bien sûre que c’était un sorcier véritable ! Je n’ai jamais pu regarder cet homme sans frayeur. Quoiqu’il ait de beaux traits et l’air noble, il a quelque chose de diabolique dans la physionomie, et je suis sûre qu’il prend, comme un Protée, tous les aspects qu’il veut pour faire peur aux gens. Avec cela il est grondeur et frondeur comme tous les gens de son espèce. Je me souviens qu’une fois, en me tirant mon horoscope, il me reprocha à brûle-pourpoint d’avoir divorcé avec M. de Kleist, parce que M. de Kleist était ruiné. Il m’en faisait un grand crime. Je voulus m’en défendre, et comme il le prenait un peu haut avec moi, je commençais à me fâcher, lorsqu’il me prédit avec véhémence que je me remarierais, et que mon second mari périrait par ma faute, encore plus misérablement que le premier, mais que j’en serais bien punie par mes remords et par la réprobation publique. En disant cela, sa figure devint si terrible, que je crus voir celle de M. Kleist ressuscité, et que je m’enfuis dans l’appartement de son Altesse royale, en jetant de grands cris.

— Oui, c’était une scène plaisante, dit la princesse qui, par instants, reprenait comme malgré elle, son ton sec et amer : j’en ai ri comme une folle.

— Il n’y avait pas de quoi ! dit naïvement Consuelo. Mais enfin qu’est-ce donc que ce Trismégiste ? et puisque Votre Altesse ne croit pas aux sorciers…

— Je t’ai promis de te dire un jour ce que c’est que la sorcellerie. Ne sois pas si pressée. Quant à présent, sache que le devin Trismégiste est un homme dont je fais grand cas, et qui pourra nous être fort utile à toutes trois… et à bien d’autres !…

— Je voudrais bien le revoir, dit Consuelo ; et quoique je tremble d’y penser, je voudrais m’assurer de sang-froid s’il ressemble à M. de Rudolstadt autant que je me le suis imaginé.

— S’il ressemble à M. de Rudolstadt, dis-tu ?… Eh bien, tu me rappelles une circonstance que j’aurais oubliée, et qui va expliquer, peut-être fort platement, tout ce grand mystère… Attends ! laisse-moi y penser un peu… oui, j’y suis. Écoute ma pauvre enfant, et apprends à te méfier de tout ce qui semble surnaturel. C’est Trismégiste que Cagliostro t’a montré ; car Trismégiste a des relations avec Cagliostro, et s’est trouvé ici l’an dernier en même temps que lui. C’est Trismégiste que tu as vu au théâtre dans la loge du comte Golowkin ; car Trismégiste demeure dans sa maison, et ils s’occupent ensemble de chimie ou d’alchimie. Enfin c’est Trismégiste que tu as vu dans le château le lendemain ; car ce jour-là, et peu de temps après t’avoir congédiée, j’ai vu Trismégiste ; et par parenthèse, il m’a donné d’amples détails sur l’évasion de Trenck.

— À l’effet de se vanter d’y avoir contribué, dit madame de Kleist, et de se faire rembourser par Votre Altesse des sommes qu’il n’a certainement pas dépensées pour cela. Votre Altesse en pensera ce qu’elle voudra ; mais, j’oserai le lui dire, cet homme est un chevalier d’industrie.

— Ce qui ne l’empêche pas d’être un grand sorcier, n’est-ce pas, de Kleist ? Comment concilies-tu tant de respect pour sa science et de mépris pour sa personne ?

— Eh ! Madame, cela va ensemble on ne peut mieux. On craint les sorciers, mais on les déteste. C’est absolument comme on fait à l’égard du diable.

— Et cependant on veut voir le diable, et on ne peut pas se passer des sorciers ? Voilà ta logique, ma belle de Kleist !

— Mais, madame, dit Consuelo qui écoutait avec avidité cette discussion bizarre, d’où savez-vous que cet homme ressemble au comte de Rudolstadt ?

— J’oubliais de te le dire, et c’est un hasard bien simple qui me l’a fait savoir. Ce matin, quand Supperville me racontait ton histoire et celle du comte Albert, tout ce qu’il me disait sur ce personnage étrange me donna la curiosité de savoir s’il était beau, et si sa physionomie répondait à son imagination extraordinaire. Supperville rêva quelques instants, et finit par me répondre : « Tenez, Madame, il me sera facile de vous en donner une juste idée ; car vous avez parmi vos joujoux un original qui ressemblerait effroyablement à ce pauvre Rudolstadt s’il était plus décharné, plus hâve, et coiffé autrement. C’est votre sorcier Trismégiste. » Voilà le fin mot de l’affaire, ma charmante veuve ; et ce mot n’est pas plus sorcier que Cagliostro, Trismégiste, Saint-Germain et compagnie.

— Vous m’ôtez une montagne de dessus la poitrine, dit la Porporina, et un voile noir de dessus la tête. Il me semble que je renais à la vie, que je m’éveille d’un pénible sommeil ! Grâces vous soient rendues pour cette explication ! Je ne suis donc pas folle, je n’ai donc pas de visions, je n’aurai donc plus peur de moi-même !… Eh bien pourtant, voyez ce que c’est que le cœur humain ! ajouta-t-elle après un instant de rêverie ; je crois que je regrette ma peur et ma faiblesse. Dans mon extravagance, je m’étais presque persuadé qu’Albert n’était pas mort, et qu’un jour, après m’avoir fait expier par d’effrayantes apparitions le mal que je lui ai causé, il reviendrait à moi sans nuage et sans ressentiment. Maintenant je suis bien sûre qu’Albert dort dans le tombeau de ses ancêtres, qu’il ne se relèvera pas, que la mort ne lâchera pas sa proie, et c’est une déplorable certitude !

— Tu as pu en douter ? Eh bien, il y a du bonheur à être folle ; quant à moi, je n’espérais pas que Trenck sortirait des cachots de la Silésie, et pourtant cela était possible, et cela est !

— Si je vous disais, belle Amélie, toutes les suppositions auxquelles mon pauvre esprit se livrait, vous verriez que, malgré leur invraisemblance, elles n’étaient pas toutes impossibles. Par exemple, une léthargie… Albert y était sujet… Mais je ne veux point rappeler ces conjectures insensées ; elles me font trop de mal, maintenant que la figure que je prenais pour Albert est celle d’un chevalier d’industrie.

— Trismégiste n’est pas ce que l’on croit… Mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’est pas le comte de Rudolstadt ; car il y a plusieurs années que je le connais, et qu’il fait, en apparence du moins, le métier de devin. D’ailleurs il n’est pas si semblable au comte de Rudolstadt que tu te le persuades. Supperville, qui est un trop habile médecin pour faire enterrer un homme en léthargie, et qui ne croit pas aux revenants, a constaté des différences que ton trouble ne t’a pas permis de remarquer.

— Oh ! je voudrais bien revoir ce Trismégiste ! dit Consuelo d’un air préoccupé.

— Tu ne le verras peut-être pas de si tôt, répondit froidement la princesse. Il est parti pour Varsovie le jour même où tu l’as vu dans ce palais. Il ne reste jamais plus de trois jours à Berlin. Mais il reviendra à coup sûr dans un an.

— Et si c’était Albert… » reprit Consuelo, absorbée dans une rêverie profonde.

La princesse haussa les épaules.

— Décidément, dit-elle, le sort me condamne à n’avoir pour amis que des fous ou des folles. Celle-ci prend mon sorcier pour son mari feu le chanoine de Kleist, celle-là, pour son défunt époux le comte de Rudolstadt ; il est heureux pour moi d’avoir une tête forte, car je le prendrais peut-être pour Trenck, et Dieu sait ce qui en arriverait. Trismégiste est un pauvre sorcier de ne point profiter de toutes ces méprises ! Voyons, Porporina, ne me regardez pas d’un air effaré et consterné, ma toute belle. Reprenez vos esprits. Comment supposez-vous que si le comte Albert, au lieu d’être mort, s’était réveillé d’une léthargie, une aventure si intéressante n’eût point fait de bruit dans le monde ? N’avez-vous conservé aucune relation, d’ailleurs, avec sa famille, et ne vous en aurait-elle pas informée ?

— Je n’en ai conservé aucune, répondit Consuelo. La chanoinesse Wenceslawa m’a écrit deux fois en un an pour m’annoncer deux tristes nouvelles : la mort de son