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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

veut mettre, encore une fois, l’Europe à feu et à sang ? Et ce prince, pour assouvir son ambition, ne reculerait pas devant la honte de livrer son pays à l’étranger ? J’ai beaucoup de peine à croire de pareilles lâchetés possibles ; et si, par malheur, vous dites vrai, je suis fort humiliée de passer pour votre complice. Mais finissons cette comédie, je vous en conjure. Voilà un quart d’heure que vous vous évertuez fort ingénieusement à me faire avouer des crimes imaginaires. Je vous ai écouté pour savoir de quel prétexte on se servait pour me tenir en prison ; il me reste à apprendre en quoi j’ai pu mériter la haine qui s’acharne si bassement après moi. Si vous voulez me le dire, je tâcherai de me disculper. Jusque-là je ne puis rien répondre à toutes les belles choses que vous m’apprenez, sinon qu’elles me surprennent fort, et que de semblables projets n’ont aucune de mes sympathies.

— En ce cas, Mademoiselle, si vous n’êtes pas plus au courant que cela, reprit Pœlnitz très-mortifié, je m’étonne de la légèreté du prince, qui m’engage à vous parler sans détour, avant de s’être assuré de votre adhésion à tous ses projets.

— Je répète, monsieur le baron, que j’ignore absolument les projets du prince ; mais je suis bien certaine d’une chose : c’est qu’il ne vous a jamais chargé de m’en dire un seul mot. Pardonnez-moi de vous donner ce démenti. Je respecte votre âge ; mais je ne puis m’empêcher de mépriser le rôle affreux que vous jouez auprès de moi en ce moment.

— Les soupçons absurdes d’une tête féminine ne m’atteignent guère, répondit Pœlnitz, qui ne pouvait plus reculer devant ses mensonges. Un temps viendra où vous me rendrez justice. Dans le trouble que cause la persécution, et avec les idées chagrines que la prison doit nécessairement engendrer, il n’est pas étonnant que vous manquiez tout à coup de pénétration et de clairvoyance. Dans les conspirations, on doit s’attendre à de pareilles lubies, surtout de la part des dames. Je vous plains et vous pardonne. Il est possible, d’ailleurs, que vous ne soyez en tout ceci que l’amie dévouée de Trenck et la confidente d’une auguste princesse… Ces secrets sont d’une nature trop délicate pour que je veuille vous en parler. Le prince Henry lui-même ferme les yeux là-dessus, quoiqu’il n’ignore pas que le seul motif qui ait décidé sa sœur à entrer dans la conspiration soit l’espérance de voir Trenck réhabilité, et peut-être celle de l’épouser.

— Je ne sais rien de cela non plus, monsieur le baron, et je pense que si vous étiez sincèrement dévoué à quelque auguste princesse, vous ne me raconteriez pas de si étranges choses sur son compte. »

Le bruit des roues sur le pavé mit fin à cette conversation, au grand contentement du baron, qui ne savait plus quel expédient inventer pour se tirer d’affaire. On entrait dans la ville. La cantatrice, escortée jusqu’à la porte de sa loge et dans les coulisses par deux factionnaires qui ne la perdaient presque pas de vue, reçut de ses camarades un accueil assez froid. Elle en était aimée, mais aucun d’eux ne se sentait le courage de protester par des témoignages extérieurs contre la disgrâce prononcée par le roi. Ils étaient tristes, contraints, et comme frappés de la peur de la contagion. Consuelo qui ne voulut pas attribuer cette manière d’être à la lâcheté, mais à la compassion, crut lire dans leur contenance abattue l’arrêt d’une longue captivité. Elle s’efforça de leur montrer qu’elle ne s’en effrayait pas, et parut sur la scène avec une confiance courageuse.

Il se passa en ce moment quelque chose d’assez bizarre dans la salle. L’arrestation de la Porporina ayant fait beaucoup de bruit, et l’auditoire n’étant composé que de personnes dévouées par conviction ou par position à la volonté royale, chacun mit ses mains dans ses poches, afin de résister au désir et à l’habitude d’applaudir la cantatrice disgraciée. Tout le monde avait les yeux sur le monarque, qui, de son côté, promenait des regards investigateurs sur la foule et semblait lui imposer le silence le plus profond. Tout à coup une couronne de fleurs, partie on ne sait d’où, vint tomber aux pieds de la cantatrice, et plusieurs voix prononcèrent simultanément et assez haut pour être entendues des divers points de la salle où elles s’étaient distribuées, les mots : C’est le roi ! c’est le pardon du roi ! Cette singulière assertion passa de bouche en bouche avec la rapidité de l’éclair ; et chacun croyant faire son devoir et complaire à Frédéric, une tempête d’applaudissements, telle que de mémoire d’homme on n’en avait ouï à Berlin, se déchaîna depuis les combles jusqu’au parterre. Pendant plusieurs minutes, la Porporina, interdite et confondue d’une si audacieuse protestation, ne put commencer son rôle. Le roi, stupéfait, se retourna vers les spectateurs avec une expression terrible, qu’on prit pour un signe d’adhésion et d’encouragement. Buddenbrock lui-même, placé non loin de lui, ayant demandé au jeune Benda de quoi il s’agissait, et celui-ci lui ayant répondu que la couronne était partie de la place du roi, se mit à battre des mains d’un air de mauvaise humeur vraiment comique. La Porporina croyait rêver ; le roi se tâtait pour savoir s’il était bien éveillé.

Quels que fussent la cause et le but de ce triomphe, Consuelo en ressentit l’effet salutaire ; elle se surpassa elle-même, et fut applaudie avec le même transport durant tout le premier acte. Mais pendant l’entr’acte, la méprise s’étant peu à peu éclaircie, il n’y eut plus qu’une partie de l’auditoire, la plus obscure et la moins à portée d’être redressée par les confidences des courtisans, qui s’obstinât à donner des signes d’approbation. Enfin, au deuxième entr’acte, les orateurs des corridors et du foyer apprirent à tout le monde que le roi paraissait fort mécontent de l’attitude insensée du public ; qu’une cabale avait été montée par la Porporina avec une audace inouïe ; enfin que quiconque serait signalé comme ayant pris part à cette échauffourée s’en repentirait certainement. Quand vint le troisième acte, le silence fut si profond dans la salle, en dépit des merveilles que fit la prima-donna, qu’on aurait entendu voler une mouche à la fin de chaque morceau chanté par elle, et qu’en revanche les autres chanteurs recueillirent tous les fruits de la réaction.

Quant à la Porporina, elle avait été bientôt désillusionnée de son triomphe.

« Ma pauvre amie, lui avait dit Conciolini en lui présentant la couronne dans la coulisse après la première scène, je te plains d’avoir des amis si dangereux. Ils achèveront de te perdre. »

Dans l’entracte, le Porporino vint dans sa loge, et lui parlant à demi-voix :

« Je t’avais dit de te méfier de M. de Saint-Germain, lui dit-il ; mais il était trop tard. Chaque parti a ses traîtres. N’en sois pas moins fidèle à l’amitié et docile à la voix de ta conscience. Tu es protégée par un bras plus puissant que celui qui t’opprime.

— Que veux-tu dire ? s’écria la Porporina ; es-tu de ceux…

— Je dis que Dieu te protégera », répondit le Porporino, qui semblait craindre d’avoir été entendu, et il lui montra la cloison qui séparait les loges d’acteurs les unes des autres. Ces cloisons avaient dix pieds de haut, mais elles laissaient entre leur sommité et le plafond commun un espace assez considérable, de sorte qu’on pouvait facilement entendre d’une loge à l’autre ce qui se passait.

« J’ai prévu, lui dit-il en parlant encore plus bas et en lui remettant une bourse, que tu aurais besoin d’argent, et je t’en apporte.

— Je te remercie, répondit Consuelo ; si le gardien, qui me vend chèrement les vivres, venait te réclamer quelque paiement, comme voici de quoi le satisfaire pour longtemps, refuse de solder ses comptes. C’est un usurier.

— Il suffit, répliqua le bon et loyal Porporino. Je te quitte ; j’aggraverais ta position si je paraissais avoir des secrets avec toi. »

Il s’esquiva, et Consuelo reçut la visite de madame de Cocceï (la Barberini), qui lui témoigna courageusement beaucoup d’intérêt et d’affection. La marquise