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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Rien, sire.

— En ce cas, laissez-moi tranquille. Je vous ai défendu de me parler d’elle.

— Sire, elle ne sait rien.

— Tant pis pour elle ! Qu’il ne vous arrive plus jamais de prononcer son nom devant moi. »

Cet arrêt fut proclamé d’un ton qui ne permettait pas de répliquer. Frédéric souffrait certainement en songeant à la Porporina. Il y avait au fond de son cœur et de sa conscience un tout petit point très-douloureux qui tressaillait alors, comme lorsqu’on passe le doigt sur une mince épine enfoncée dans les chairs. Pour se soustraire à cette pénible sensation, il prit le parti d’en oublier irrévocablement la cause, et il n’eut pas de peine à y réussir. Huit jours ne s’étaient pas écoulés, que grâce à son robuste tempérament royal et à la servile soumission de tous ceux qui l’approchaient, il ne se souvenait pas que Consuelo eût jamais existé. Cependant l’infortunée était à Spandaw. La saison du théâtre était finie, et on lui avait retiré son clavecin. Le roi avait eu cette attention pour elle le soir où on l’avait applaudie à sa barbe, croyant lui complaire. Le prince Henry était aux arrêts indéfiniment. L’abbesse de Quedlimbourg était gravement malade ; le roi avait eu la cruauté de lui faire croire que Trenck avait été repris et replongé dans les cachots. Trismégiste et Saint-Germain avaient réellement disparu, et la balayeuse avait cessé de hanter le palais. Ce que son apparition présageait semblait avoir reçu une sorte de confirmation. Le plus jeune des frères du roi était mort d’épuisement à la suite d’infirmités prématurées.

À ces chagrins domestiques vint se joindre la brouille définitive de Voltaire avec le roi. Presque tous les biographes ont déclaré que, dans cette lutte misérable, l’honneur était demeuré à Voltaire. En examinant mieux les pièces du procès, on s’aperçoit qu’il ne fait honneur au caractère d’aucune des parties, et que le rôle le moins mesquin est peut-être même celui de Frédéric. Plus froid, plus implacable, plus égoïste que Voltaire, Frédéric ne connaissait ni l’envie ni la haine ; et ces brûlantes petites passions ôtaient à Voltaire la fierté et la dignité dont Frédéric savait prendre au moins l’apparence. Parmi les amères bisbilles qui amenèrent goutte à goutte l’explosion, il y en eut une où Consuelo ne fut pas nommée, mais qui aggrava la sentence d’oubli volontaire prononcée sur elle. D’Argens lisait un soir les gazettes parisiennes à Frédéric, Voltaire présent. On y rapportait l’aventure de mademoiselle Clairon, interrompue au beau milieu de son rôle par un spectateur mal placé qui lui avait crié : « Plus haut ; » sommée de faire des excuses au public pour avoir répondu royalement : « Et vous plus bas ; » enfin envoyée à la Bastille pour avoir soutenu son rôle avec autant d’orgueil que de fermeté. Les papiers publics ajoutaient que cette aventure ne priverait pas le théâtre de mademoiselle Clairon, parce que, durant sa séquestration, elle serait amenée de la Bastille sous escorte, pour jouer Phèdre ou Chimène, après quoi elle retournerait coucher en prison jusqu’à l’expiration de sa peine qu’on présumait et qu’on espérait devoir être de courte durée.

Voltaire était fort lié avec Hippolyte Clairon, qui avait puissamment contribué au succès de ses œuvres dramatiques. Il fut indigné de cet événement, et oubliant qu’il s’en passait un analogue et plus grave encore sous ses yeux :

« Voici qui ne fait guère honneur à la France ! s’écria-t-il en interrompant d’Argens à chaque mot : le manant ! interpeller si bêtement et si grossièrement une actrice comme mademoiselle Clairon ! butor de public ! lui vouloir faire faire des excuses ! à une femme ! à une femme charmante, les cuistres ! les Welches !… La Bastille ? jour de Dieu ! n’avez-vous pas la berlue, marquis ? Une femme à la Bastille, dans ce temps-ci ? pour un mot plein d’esprit, de goût et d’à-propos ? pour une repartie ravissante ? et cela en France ?

— Sans doute, dit le roi, la Clairon jouait Électre ou Sémiramis, et le public, qui ne voulait pas en perdre un seul mot, devrait trouver grâce devant M. de Voltaire. »

En un autre temps, cette réflexion du roi eût été flatteuse ; mais elle fut prononcée avec un ton d’ironie qui frappa le philosophe et lui rappela tout à coup quelle maladresse il venait de faire. Il avait tout l’esprit nécessaire pour la réparer ; il ne le voulut point. Le dépit du roi rallumait le sien, et il répliqua :

« Non, sire, mademoiselle Clairon eût-elle abîmé un rôle écrit par moi, je ne concevrai jamais qu’il y ait au monde une police assez brutale pour traîner la beauté, le génie et la faiblesse dans les prisons de l’État. »

Cette réponse, jointe à cent autres, et surtout à des mots sanglants, à des railleries cyniques, rapportés au roi par plus d’un Pœlnitz officieux, amena la rupture que tout le monde sait, et fournit à Voltaire les plaintes les plus piquantes, les imprécations les plus comiques, les reproches les plus acérés. Consuelo n’en fut que plus oubliée à Spandaw, tandis qu’au bout de trois jours, mademoiselle Clairon sortait triomphante et adorée de la Bastille. Privée de son clavecin, la pauvre enfant s’arma de tout son courage pour continuer à chanter le soir et à composer de la musique. Elle en vint à bout et ne tarda pas à s’apercevoir que sa voix et son exquise justesse d’oreille gagnaient encore à cet exercice aride et difficile. La crainte de s’égarer la rendait beaucoup plus circonspecte ; elle s’écoutait davantage, ce qui nécessitait un travail de mémoire et d’attention excessif. Sa manière devenait plus large, plus sérieuse, plus parfaite. Quant à ses compositions, elles prirent un caractère plus simple, et elle composa dans sa prison des airs d’une beauté remarquable et d’une tristesse grandiose. Elle ne tarda pourtant pas à ressentir le préjudice que la perte du clavecin portait à sa santé et au calme de son esprit. Éprouvant le besoin de s’occuper sans relâche, et ne pouvant se reposer du travail émouvant et orageux de la production et de l’exécution par un travail plus tranquille de lectures et de recherches, elle sentit la fièvre s’allumer lentement dans ses veines, et la douleur envahir toutes ses pensées. Ce caractère actif, heureux et plein d’affectueuse expansion, n’était pas fait pour l’isolement et pour l’absence de sympathies. Elle eût succombé peut-être à quelques semaines de ce cruel régime, si la Providence ne lui eût envoyé un ami, là où certainement elle ne s’attendait pas à le trouver.

XVIII.

Au-dessous de la cellule qu’occupait notre recluse, une grande pièce enfumée, dont la voûte épaisse et lugubre ne recevait jamais d’autre clarté que celle du feu allumé dans une vaste cheminée toujours remplie de marmites de fer, bouillant et grondant sur tous les tons, renfermait pendant toute la journée la famille Schwartz, et ses savantes opérations culinaires. Tandis que la femme combinait mathématiquement le plus grand nombre de dîners possible avec le moins de comestibles et d’ingrédients imaginables, le mari, assis devant une table noircie d’encre et d’huile, composait artistement, à la lueur d’une lampe toujours allumée dans ce sombre sanctuaire, les mémoires les plus formidables, chargés des détails les plus fabuleux. Les maigres dîners étaient pour le bon nombre de prisonniers que l’officieux gardien avait su mettre sur la liste de ses pensionnaires ; les mémoires devaient être présentés à leurs banquiers ou à leurs parents, sans toutefois être soumis au contrôle des expérimentateurs de cette fastueuse alimentation. Pendant que le couple spéculateur se livrait ardemment à son travail, deux personnages plus paisibles, enfoncés sous le manteau de la cheminée, vivaient là en silence, parfaitement étrangers aux douceurs et aux profits de l’opération. Le premier était un grand chat maigre, roux, pelé, dont l’existence se consumait à lécher ses pattes et à se rouler sur la cendre. Le second était un jeune homme, ou plutôt un enfant, encore plus laid dans son espèce, dont la vie immobile et contemplative était partagée