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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

espace, ménagé certainement par quelque prisonnier, entre cette pièce mobile et les briques adhérentes qui formaient l’épaisseur de la muraille. Elle n’en douta plus, lorsqu’en fouillant cette cachette, ses doigts y rencontrèrent plusieurs objets, véritables trésors pour un prisonnier : un paquet de crayons, un canif, une pierre à fusil, de l’amadou et plusieurs rouleaux de cette mince bougie tortillée qu’on appelle chez nous rat de cave. Ces objets n’étaient nullement altérés, le mur étant fort sec ; et d’ailleurs ils pouvaient avoir été laissés là peu de jours avant sa prise de possession de la cellule. Elle y joignit sa bourse, son petit crucifix de filigrane, que plusieurs fois M. Schwartz avait regardé avec convoitise, en disant que ce joujou serait bien du goût de Gottlieb. Puis elle replaça la brique et la cimenta avec la mie de pain de son déjeuner, qu’elle noircit un peu en la frottant sur le plancher, pour lui donner la même couleur que le reste de l’enduit. Tranquille pour quelque temps sur ses moyens d’existence et sur l’emploi de ses soirées, elle attendit de pied ferme la visite domiciliaire des Schwartz, et se sentit aussi fière et aussi joyeuse que si elle eût découvert un nouveau monde.

Cependant Schwartz se lassa bientôt de ne pas trouver matière à spéculer. Dût-il faire, comme il disait, de petites affaires, mieux valait peu que rien, et il rompit le premier le silence pour demander à sa prisonnière no 3 si elle n’avait rien désormais à lui commander. Alors Consuelo se décida à lui déclarer, non qu’elle avait de l’argent, mais qu’elle en recevait régulièrement toutes les semaines par une voie qu’il serait impossible de découvrir.

« Si pourtant cela vous arrivait, dit-elle, le résultat serait de m’empêcher de faire aucune dépense, et c’est à vous de voir si vous préférez la rigueur de votre consigne à d’honnêtes bénéfices. »

Après avoir beaucoup bataillé et avoir examiné sans succès, pendant quelques jours, les vêtements, la paillasse, le plancher, les meubles, Schwartz commença à penser que Consuelo recevait de quelque fonctionnaire supérieur de la prison même les moyens de correspondre avec l’extérieur. La corruption était partout dans la hiérarchie guichetière, et les subalternes trouvaient leur profit à ne pas contrôler leurs confrères plus puissants.

« Prenons ce que Dieu nous envoie ! » dit Schwartz en soupirant.

Et il se résigna à compter toutes les semaines avec la Porporina. Elle ne le contraria point sur l’emploi des premiers fonds ; mais elle régla l’avenir de manière à ne payer chaque objet que le double de sa valeur, procédé qui parut bien mesquin à madame Schwartz, mais qui ne l’empêcha pas de recevoir son salaire et de le gagner tant bien que mal.

XIX.

Pour quiconque s’est attaché à la lecture des histoires de prisonniers, la simplicité de cette cachette échappant toutefois à l’avide examen des gardiens intéressés à la découvrir ne paraîtra point un fait miraculeux. Le petit secret de Consuelo ne fut pas découvert, et lorsqu’elle regarda ses trésors en rentrant de la promenade, elle les retrouva intacts. Son premier soin fut de placer son matelas devant la fenêtre dès que la nuit fut venue, d’allumer sa petite bougie, et de se mettre à écrire. Nous la laisserons parler elle-même ; car nous sommes possesseur de ce manuscrit, qui est demeuré longtemps après sa mort dans les mains du chanoine ***. Nous le traduisons de l’italien.

Journal de Consuelo,
dite Porporina.
Prisonnière à Spandaw, avril 175*.

Le 2. — « Je n’ai jamais écrit que de la musique, et quoique je puisse parler facilement plusieurs langues, j’ignore si je saurais m’exprimer d’un style correct dans aucune. Il ne m’a jamais semblé que je dusse peindre ce qui occuperait mon cœur et ma vie dans une autre langue que celle de l’art divin que je professe. Des mots, des phrases, cela me paraissait si froid au prix de ce que je pouvais exprimer avec le chant ! Je compterais les lettres, ou plutôt les billets que j’ai tracés à la hâte, et sans savoir comment, dans les trois ou quatre circonstances les plus décisives de ma vie. C’est donc la première fois, depuis que j’existe, que je sens le besoin de retracer par des paroles ce que j’éprouve et ce qui m’arrive. C’est même un grand plaisir pour moi de l’essayer. Illustre et vénéré Porpora, aimable et cher Haydn, excellent et respectable chanoine ***, vous, mes seuls amis, et peut-être vous aussi, noble et infortuné baron de Trenck, c’est à vous que je songe en écrivant ; c’est à vous que je raconte mes revers et mes épreuves. Il me semble que je vous parle, que je suis avec vous, et que dans ma triste solitude j’échappe au néant de la mort en vous initiant au secret de ma vie. Peut-être mourrai-je ici d’ennui et de misère, quoique jusqu’à présent ma santé ni mon courage ne soient sensiblement altérés. Mais j’ignore les maux que me réserve l’avenir, et si j’y succombe, du moins une trace de moi et une peinture de mon agonie resteront dans vos mains : ce sera l’héritage de quelque prisonnier qui me succédera dans cette cellule, et qui retrouvera la cachette de la muraille où j’ai trouvé moi-même le papier et le crayon qui me servent à vous écrire. Oh ! maintenant, je remercie ma mère de m’avoir fait apprendre à écrire, elle qui ne le savait pas ! Oui, c’est un grand soulagement que d’écrire en prison. Mon triste chant ne perçait pas l’épaisseur de ces murailles et ne pouvait aller jusqu’à vous. Mon écriture vous parviendra un jour… et qui sait si je ne trouverai pas un moyen de vous l’envoyer bientôt ? J’ai toujours compté sur la Providence.

Le 3. — « J’écrirai brièvement et sans m’arrêter à de longues réflexions. Cette petite provision de papier, fin comme de la soie, ne sera pas éternelle, et ma captivité le sera peut-être. Je vous dirai quelques mots chaque soir avant de m’endormir. Je veux aussi ménager ma bougie. Je ne puis écrire le jour, je risquerais d’être surprise. Je ne vous raconterai pas pourquoi j’ai été envoyée ici : je ne le sais pas, et, en tâchant de le deviner avec vous, je compromettrais peut-être des personnes qui ne m’ont pourtant rien confié. Je ne me plaindrai pas non plus des auteurs de mon infortune. Il me semble que si je me laissais aller au reproche et au ressentiment, je perdrais la force qui me soutient. Je ne veux penser ici qu’à ceux que j’aime, et à celui que j’ai aimé.

« Je chante tous les soirs pendant deux heures, et il me semble que je fais des progrès. À quoi cela me servira-t-il ? Les voûtes de mon cachot me répondent, elles ne m’entendent pas… Mais Dieu m’entend, et quand j’ai composé un cantique que je lui chante dans la ferveur de mon âme, j’éprouve un calme céleste, et je m’endors presque heureuse. Il me semble que du ciel on me répond, et qu’une voix mystérieuse me chante dans mon sommeil un autre cantique plus beau que le mien, que j’essaie le lendemain de me rappeler et de chanter à mon tour. À présent que j’ai des crayons, comme il me reste un peu de papier réglé, je vais écrire mes compositions. Un jour peut-être, vous les essaierez, mes chers amis, et je ne serai pas morte tout entière.

Le 4. — « Ce matin le rouge-gorge est entré dans ma chambre, et il est resté plus d’un quart d’heure. Il y a quinze jours que je l’invite à me faire cet honneur, et enfin il s’y est décidé aujourd’hui. Il demeure dans un vieux lierre qui se traîne jusqu’à ma fenêtre, et que mes gardiens épargnent, parce qu’il donne un peu de verdure à leur porte située à quelques pieds au-dessous. Le joli petit oiseau me regardait depuis longtemps d’un air curieux et méfiant. Attiré par la mie de pain que je lui roule en forme de petits vers, et que je fais tourner