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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

qu’il avait été maître à son tour, ainsi que beaucoup d’autres coutumes beaucoup plus despotiques et cruelles, dont il avait reconnu l’excellence depuis qu’il était le seul de son royaume à n’en plus souffrir.

Cependant on n’osait se plaindre. Le local était superbe, l’Opéra monté avec luxe, les artistes remarquables ; et le roi, presque toujours debout à l’orchestre près de la rampe, la lorgnette braquée sur le théâtre, donnait l’exemple d’un dilettantisme infatigable.

On sait tous les éloges que Voltaire, dans les premiers temps de son installation à Berlin, donnait aux splendeurs de la cour du Salomon du Nord. Dédaigné par Louis xv, négligé par sa protectrice madame de Pompadour, persécuté par la plèbe des jésuites, sifflé au Théâtre-Français, il était venu chercher, dans un jour de dépit, des honneurs, des appointements, un titre de chambellan, un grand cordon et l’intimité d’un roi philosophe, plus flatteuse à ses yeux que le reste. Comme un grand enfant, le grand Voltaire boudait la France, et croyait faire crever de dépit ses ingrats compatriotes. Il était donc un peu enivré de sa nouvelle gloire lorsqu’il écrivait à ses amis que Berlin valait bien Versailles, que l’opéra de Phaéton était le plus beau spectacle qu’on pût voir, et que la prima donna avait la plus belle voix de l’Europe.

Cependant, à l’époque où nous reprenons notre récit (et, pour ne pas faire travailler l’esprit de nos lectrices, nous les avertirons qu’un an s’est presque écoulé depuis les dernières aventures de Consuelo), l’hiver se faisant sentir dans toute sa rigueur à Berlin, et le grand roi s’étant un peu montré sous son véritable jour, Voltaire commençait à se désillusionner singulièrement de la Prusse. Il était là dans sa loge entre d’Argens et La Mettrie, ne faisant plus semblant d’aimer la musique, qu’il n’avait jamais sentie plus que la véritable poésie. Il avait des douleurs d’entrailles et il se répétait mélancoliquement cet ingrat public des brûlante-banquettes de Paris, dont la résistance lui avait été si amère, dont les applaudissements lui avaient été si doux, dont le contact, en un mot, l’avait si terriblement ému qu’il avait juré de ne plus s’y exposer, quoiqu’il ne pût s’empêcher d’y songer sans cesse et de travailler pour lui sans relâche.

Ce soir-là pourtant le spectacle était excellent. On était en carnaval ; toute la famille royale, même les margraves mariés au fond de l’Allemagne, était réunie à Berlin. On donnait le Titus de Métastase et de Hasse, et les deux premiers sujets de la troupe italienne, le Porporino et la Porporina, remplissaient les deux premiers rôles.

Si nos lectrices daignent faire un léger effort de mémoire, elles se rappelleront que ces deux personnages dramatiques n’étaient pas mari et femme comme leur nom de guerre semblerait l’indiquer ; mais que le premier était le signor Uberti, excellent contralto, et le second, la Zingarella Consuelo, admirable cantatrice, tous deux élèves du professeur Porpora, qui leur avait permis, suivant la coutume italienne du temps, de porter le glorieux nom de leur maître.

Il faut avouer que la signora Porporina ne chantait pas en Prusse avec tout l’élan dont elle s’était sentie capable dans des jours meilleurs. Tandis que le limpide contralto de son camarade résonnait sans défaillance sous les voûtes de l’Opéra berlinois, à l’abri d’une existence assurée, d’une habitude de succès incontestés, et d’un traitement invariable de quinze mille livres de rente pour deux mois de travail ; la pauvre Zingarella, plus romanesque peut-être, plus désintéressée à coup sûr, et moins accoutumée aux glaces du Nord et à celles d’un public de caporaux prussiens, ne se sentait point électrisée, et chantait avec cette méthode consciencieuse et parfaite qui ne laisse pas de prise à la critique, mais qui ne suffit pas pour exciter l’enthousiasme. L’enthousiasme de l’artiste dramatique et celui de l’auditoire ne peuvent se passer l’un de l’autre. Or il n’y avait pas d’enthousiasme à Berlin sous le glorieux règne de Frédéric le Grand. La régularité, l’obéissance, et ce qu’on appelait au dix-huitième siècle et particulièrement chez Frédéric la raison, c’étaient là les seules vertus qui pussent éclore dans cette atmosphère pesée et mesurée de la main du roi. Dans toute assemblée présidée par lui, on ne soufflait, on ne respirait qu’autant que le roi voulait bien le permettre. Il n’y avait dans toute cette masse de spectateurs qu’un spectateur libre de s’abandonner à ses impressions, et c’était le roi. Il était à lui seul tout le public, et, quoiqu’il fût bon musicien, quoiqu’il aimât la musique, toutes ses facultés, tous ses goûts étaient subordonnés à une logique si glacée, que le lorgnon royal attaché à tous les gestes et, on eût dit, à toutes les inflexions de voix de la cantatrice, au lieu de la stimuler, la paralysait entièrement.

Bien lui prenait, au reste, de subir cette pénible fascination. La moindre dose d’inspiration, le moindre accès d’entraînement imprévu, eussent probablement scandalisé le roi et la cour ; tandis que les traits savants et difficiles, exécutés avec la pureté d’un mécanisme irréprochables, ravissaient le roi, la cour et Voltaire. Voltaire disait, comme chacun sait : « La musique italienne l’emporte de beaucoup sur la musique française, parce qu’elle est plus ornée, et que la difficulté vaincue est au moins quelque chose. » Voilà comme Voltaire entendait l’art. Il eût pu dire comme un certain plaisant de nos jours, à qui l’on demandait s’il aimait la musique : Elle ne me gêne pas précisément.

Tout allait fort bien, et l’opéra arrivait sans encombre au dénoûment ; le roi était fort satisfait, et se tournait de temps en temps vers son maître de chapelle pour lui exprimer d’un signe de tête son approbation ; il s’apprêtait même à applaudir la Porporina à la fin de sa cavatine, ainsi qu’il avait la bonté de le faire en personne et toujours judicieusement, lorsque, par un caprice inexplicable, la Porporina, au milieu d’une roulade brillante qu’elle n’avait jamais manquée, s’arrêta court, fixa des yeux hagards vers un coin de la salle, joignit les mains en s’écriant : Ô mon Dieu ! et tomba évanouie tout de son long sur les planches. Porporino s’empressa de la relever, il fallut l’emporter dans la coulisse et un bourdonnement de questions, de réflexions et de commentaires s’éleva dans la salle. Pendant cette agitation le roi apostropha le ténor resté en scène, et, à la faveur du bruit qui couvrait sa voix :

« Eh bien, qu’est-ce que c’est ? dit-il de son ton bref et impérieux ; qu’est-ce que cela veut dire ? Conciolini, allez donc voir, dépêchez-vous ! »

Conciolini revint au bout de quelques secondes, et se penchant respectueusement au-dessus de la rampe près de laquelle le roi se tenait accoudé et toujours debout :

« Sire, dit-il, la signora Porporina est comme morte. On craint qu’elle ne puisse pas achever l’opéra.

— Allons donc ! dit le roi en haussant les épaules ; qu’on lui donne un verre d’eau, qu’on lui fasse respirer quelque chose, et que cela finisse le plus tôt possible. »

Le sopraniste, qui n’avait, nulle envie d’impatienter le roi et d’essuyer en public une bordée de mauvaise humeur, rentra dans la coulisse en courant comme un rat, et le roi se mit à causer avec vivacité avec le chef d’orchestre et les musiciens, tandis que la partie du public qui s’intéressait beaucoup plus à l’humeur du roi qu’à la pauvre Porporina, faisait des efforts inouïs, mais inutiles, pour entendre les paroles du monarque.

Le baron de Pœlnitz, grand chambellan du roi et directeur des spectacles, vint bientôt rendre compte à Frédéric de la situation. Chez Frédéric, rien ne se passait avec cette solennité qu’impose un public indépendant et puissant… Le roi était partout chez lui, le spectacle était à lui et pour lui. Personne ne s’étonna de le voir devenir le principal acteur de cet intermède imprévu.

« Eh bien ! voyons, baron ! disait-il assez haut pour être entendu d’une partie de l’orchestre, cela finira-t-il bientôt ? c’est ridicule ! Est-ce que vous n’avez pas un médecin dans la coulisse ? vous devez toujours avoir un médecin sur le théâtre.

— Sire, le médecin est là. Il n’ose saigner la cantatrice, dans la crainte de l’affaiblir et de l’empêcher de