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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

— Je présume qu’il se trouve bien dans son lit à Spandaw.

— Juste ciel ! Gottlieb est donc resté ? Il va donc payer pour nous ?

— Il ne paiera ni pour lui-même, ni pour personne. L’alarme donnée, je ne sais par qui, j’ai couru pour vous rejoindre à tout hasard, voyant bien que c’était le moment de risquer le tout pour le tout. J’ai rencontré l’adjudant Nanteuil, c’est-à-dire le recruteur Mayer, qui était fort pâle…

— Tu l’as rencontré, Karl ? Il était debout, il marchait ?

— Pourquoi non ?

— Il n’était donc pas blessé ?

— Ah ! si fait : il m’a dit qu’il s’était un peu blessé en tombant dans l’obscurité sur un faisceau d’armes. Mais je n’y ai pas fait grande attention, et lui ai demandé vite où vous étiez. Il n’en savait rien, il avait perdu la tête. Je crus même voir qu’il avait l’intention de nous trahir ; car la cloche d’alarme que j’avais entendue, et dont j’avais bien reconnu le timbre, est celle qui part de son alcôve et qui sonne pour son quartier. Mais il paraissait s’être ravisé ; car il savait bien, le drôle, qu’il y avait beaucoup d’argent à gagner en vous délivrant. Il m’a donc aidé à détourner l’orage, en disant à tous ceux que nous rencontrions que c’était ce somnambule de Gottlieb qui avait encore une fois causé une fausse alerte. En effet, comme si Gottlieb eût voulu lui donner raison, nous le trouvâmes endormi dans un coin, de ce sommeil singulier dont il est pris souvent au beau milieu du jour, là où il se trouve, fût-ce sur le parapet de l’esplanade. On eût dit que l’agitation de sa fuite le faisait dormir debout, ce qui est, ma foi, bien merveilleux, à moins qu’il n’ait bu par mégarde à souper quelques gouttes du breuvage que j’ai versé à pleins bords à ses chers parents ! Ce que je sais, c’est qu’on l’a enfermé dans la première chambre venue pour l’empêcher de s’aller promener sur les glacis, et que j’ai jugé à propos de le laisser là jusqu’à nouvel ordre. On ne pourra l’accuser de rien, et ma fuite expliquera suffisamment la vôtre. Les Schwartz dormaient trop bien de leur côté pour entendre la cloche, et personne n’aura été voir si votre chambre était ouverte ou fermée. Ce ne sera donc que demain que l’alarme sera sérieuse. M. Nanteuil m’a aidé à la dissiper, et je me suis mis à votre recherche, en feignant de retourner à mon dortoir. J’ai eu le bonheur de vous trouver à trois pas de la porte que nous devions franchir pour nous sauver. Les guichetiers de par là étaient tous gagnés. D’abord j’ai été bien effrayé de vous trouver presque morte. Mais morte ou vivante, je ne voulais pas vous laisser là. Je vous ai portée sans encombre dans la barque qui nous attendait le long du fossé. Et alors… il m’est arrivé une petite aventure assez désagréable que je vous raconterai une autre fois, Signora… Vous avez eu assez d’émotions comme cela aujourd’hui, et ce que je vous dirais pourrait vous causer un peu de saisissement.

— Non, non Karl, je veux tout savoir, je suis de force à tout entendre.

— Oh ! je vous connais, Signora ! vous me blâmerez. Vous avez votre manière de voir. Je me souviens de Roswald, où vous m’avez empêché…

— Karl, ton refus de parler me tourmenterait cruellement. Parle, je t’en conjure, je le veux.

— Eh bien, Signora, c’est un petit malheur, après tout ; et s’il y a péché, cela ne regarde que moi. Comme je vous passais dans la barque sous une arcade basse, bien lentement pour ne pas faire trop de bruit avec mes rames dans cet endroit sonore, voilà que sur le bout d’une petite jetée qui se trouve là et qui barre à demi l’arcade, je suis arrêté par trois hommes qui me prennent au collet tout en sautant dans la barque. Il faut vous dire que la personne qui voyage avec vous dans la voiture, et qui était déjà des nôtres, ajouta Karl en baissant la voix, avait eu l’imprudence de remettre les deux tiers de la somme convenue à Nanteuil, en traversant la dernière poterne. Nanteuil, pensant qu’il pouvait bien s’en contenter et regagner le reste en nous trahissant, s’était aposté là avec deux vauriens de son espèce pour vous rattraper. Il espérait se défaire d’abord de votre protecteur et de moi, afin que personne ne pût parler de l’argent qu’il avait reçu. Voilà pourquoi, sans doute, ces garnements se mirent en devoir de nous assassiner. Mais votre compagnon de voyage, Signora, tout paisible qu’il en a l’air, est un lion dans le combat. Je vous jure que je m’en souviendrai longtemps. En deux tours de bras, il se débarrassa d’un premier coquin en le jetant dans l’eau ; le second, intimidé, ressauta sur la chaussée, et se tint à distance pour voir comment finirait la lutte que j’avais avec l’adjudant. Ma foi, Signora, je ne m’en acquittai pas avec autant de grâce que sa brillante Seigneurie… dont j’ignore le nom. Cela dura bien une demi-minute, ce qui ne me fait pas honneur ; car ce Nanteuil, qui est ordinairement fort comme un taureau, paraissait mou et affaibli, comme s’il eût eu peur, ou comme si la blessure dont il m’avait parlé lui eût donné du souci. Enfin, le sentant lâcher prise, je l’enlevai et lui trempai un peu les pieds dans l’eau. Sa Seigneurie me dit alors : « Ne le tuez pas, c’est inutile. » Mais moi, qui l’avais bien reconnu, et qui savais comme il nage, comme il est tenace, cruel, capable de tout, moi qui avais senti ailleurs la force de ses poings, et qui avais de vieux comptes à régler avec lui, je n’ai pas pu me retenir de lui donner un coup de ma main fermée sur la tête… coup qui le préservera d’en recevoir et d’en appliquer jamais d’autres, Signora ! Que Dieu fasse paix à son âme et miséricorde à la mienne ! Il s’enfonça dans l’eau tout droit comme un soliveau, dessina un grand rond, et ne reparut pas plus que s’il eût été de marbre. Le compagnon que Sa Seigneurie avait renvoyé de notre barque par le même chemin avait fait un plongeon, et déjà il était au bord de la jetée, où son camarade, le plus prudent des trois, l’aidait à tâcher de reprendre pied. Ce n’était pas facile ; la levée est si étroite dans cet endroit-là que l’un entraînait l’autre, et qu’ils retombaient à l’eau tous les deux. Pendant qu’ils se débattaient en jurant l’un contre l’autre, et faisaient une petite partie de natation, moi je faisais force de rames, et j’eus bientôt gagné un endroit où un second rameur, brave pêcheur de son métier, m’avait donné parole de venir m’aider d’un ou deux coups d’aviron pour traverser l’étang. Bien m’a pris, du reste, Signora, de m’être exercé au métier de marin sur les eaux douces du parc de Roswald. Je ne savais pas, le jour où je fis partie, sous vos yeux, d’une si belle répétition, que j’aurais un jour l’occasion de soutenir pour vous un combat naval, un peu moins magnifique, mais un peu plus sérieux. Cela m’a traversé la mémoire quand je me suis trouvé en pleine eau, et voilà qu’il m’a pris un fou rire… mais un fou rire bien désagréable ! Je ne faisais pas le moindre bruit, du moins je ne m’entendais pas. Mais mes dents claquaient dans ma bouche, j’avais comme une main de fer sur la gorge, et la sueur me coulait du front, froide comme glace !… Ah ! je vois bien qu’on ne tue pas un homme aussi tranquillement qu’une mouche. Ce n’est pourtant pas le premier, puisque j’ai fait la guerre ; mais c’était la guerre ! Au lieu que comme cela dans un coin, la nuit, derrière un mur, sans se dire un mot, cela ressemble à un meurtre prémédité. Et pourtant c’était le cas de légitime défense ! Et encore ce n’eût pas été le premier assassinat que j’aurais prémédité !… Vous vous en souvenez, Signora ? Sans vous… je l’aurais fait ! Mais je ne sais si je ne m’en serais pas repenti après. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai ri d’un vilain rire sur l’étang… Et encore à présent, je ne peux pas m’empêcher… Il était si drôle en s’enfonçant tout droit dans le fossé ! comme un roseau qu’on plante dans la vase ! et quand je n’ai plus vu que sa tête près de disparaître, sa tête aplatie par mon poing… miséricorde ! qu’il était laid ! Il m’a fait peur !… Je le vois encore ! »

Consuelo, craignant l’effet de cette terrible émotion sur le pauvre Karl, chercha à surmonter la sienne propre pour le calmer et le distraire. Karl était né doux et