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LA COMTESSE DE RUDOLSTADT.

et n’ai de chagrin que celui de vous voir exposé à tant de fatigues et de soucis pour une personne qui ne vous est rien et qui ne sait comment vous remercier. »

L’inconnu fit un mouvement de joie en apercevant une masure abandonnée, dans un coin de laquelle il réussit à mettre sa compagne à couvert des torrents de pluie. La toiture de cette ruine avait été enlevée, et l’espace abrité par un retour de la maçonnerie était si exigu, qu’à moins de se placer tout près de Consuelo, l’inconnu était forcé de recevoir la pluie. Il respecta pourtant sa situation, au point de s’éloigner d’elle pour lui ôter toute crainte. Mais Consuelo ne put souffrir longtemps d’accepter tant d’abnégation. Elle le rappela ; et, voyant qu’il persistait, elle quitta son abri, en lui disant d’un ton qu’elle s’efforça de rendre enjoué :

« Chacun son tour, Monsieur le chevalier ; je puis bien me mouiller un peu. Vous allez prendre ma place, puisque vous refusez d’en prendre votre part. »

Le chevalier voulut reconduire Consuelo à cette place qui faisait l’objet d’un combat de générosité ; mais elle lui résista :

« Non, dit-elle, je ne vous céderai pas. Je vois bien que je vous ai offensé aujourd’hui en exprimant le désir de vous quitter à la frontière. Je dois expier mes torts. Je voudrais qu’il m’en coûtât un bon rhume ! »

Le chevalier céda, et se mit à l’abri. Consuelo, sentant bien qu’elle lui devait une grande réparation, vint s’y placer à ses côtés, quoiqu’elle fût humiliée d’avoir peut-être l’air de lui faire des avances ; mais elle aimait mieux lui paraître légère qu’ingrate, et elle voulut s’y résigner, en expiation de son tort. L’inconnu la comprit si bien, qu’il resta aussi éloigné d’elle que pouvait le permettre un espace de deux ou trois pieds carrés. Appuyé sur les gravois, il affectait même de détourner la tête, pour ne pas l’embarrasser et ne pas se montrer enhardi par sa sollicitude. Consuelo admirait qu’un homme condamné au mutisme, et qui l’y condamnait elle-même jusqu’à un certain point, la devinât si bien, et se fit si bien comprendre. Chaque instant augmentait son estime pour lui ; et cette estime singulière lui causait de si forts battements de cœur, qu’elle pouvait à peine respirer dans l’atmosphère embrasée par la respiration de cet homme incompréhensiblement sympathique.

Au bout d’un quart d’heure, l’averse s’apaisa au point de permettre aux deux voyageurs de se remettre en route ; mais les sentiers détrempés étaient devenus presque impraticables pour une femme. Le chevalier souffrit quelques instants, avec sa contenance impassible, que Consuelo glissât et se retînt à lui pour ne pas tomber à chaque pas. Mais, tout à coup, las de la voir se fatiguer, il la prit dans ses bras, et l’emporta comme un enfant, quoiqu’elle lui en fît des reproches ; mais ces reproches n’allaient pas jusqu’à la résistance. Consuelo se sentait fascinée et dominée. Elle traversait le vent et l’orage emportée par ce sombre cavalier, qui ressemblait à l’esprit de la nuit, et qui franchissait ravins et fondrières, avec son fardeau, d’un pas aussi rapide et aussi assuré que s’il eût été d’une nature immatérielle. Ils arrivèrent ainsi au gué d’une petite rivière. L’inconnu s’élança dans l’eau en élevant Consuelo dans ses bras, à mesure que le gué devenait plus profond.

Malheureusement, cette trombe de pluie si épaisse et si soudaine avait enflé le cours du ruisseau, qui était devenu un torrent, et qui courait, trouble et couvert d’écume, avec un murmure sourd et sinistre. Le chevalier en avait déjà jusqu’à la ceinture ; et dans l’effort qu’il faisait pour soutenir Consuelo au-dessus de la surface, il était à craindre que ses pieds engagés dans la vase ne vinssent à fléchir. Consuelo eut peur pour lui :

« Lâchez-moi, dit-elle, je sais nager. Au nom du ciel, lâchez-moi ! L’eau augmente toujours, vous allez vous noyer ! »

En ce moment, un coup de vent furieux abattit un des arbres du rivage vers lequel nos voyageurs se dirigeaient, ce qui entraîna l’éboulement d’énormes masses de terre et de pierres qui semblèrent, pour un instant, opposer une digue naturelle à la violence du courant. L’arbre était heureusement tombé en sens inverse de la rivière, et l’inconnu commençait à respirer, lorsque l’eau, se frayant un passage entre les obstacles qui l’encombraient, se resserra en un courant d’une telle force qu’il lui devint à peu près impossible de lutter davantage. Il s’arrêta, et Consuelo essaya de se dégager de ses bras.

« Laissez-moi, dit-elle, je ne veux pas être cause de votre perte. J’ai de la force et du courage, moi aussi ! laissez-moi lutter avec vous. »

Mais le chevalier la serra contre son cœur avec une nouvelle énergie. On eût dit qu’il avait dessein de périr là avec elle. Elle eut peur de ce masque noir, de cet homme silencieux qui, comme les ondins des antiques ballades allemandes, semblait vouloir l’entraîner dans le gouffre. Elle n’osa plus résister. Pendant plus d’un quart d’heure, l’inconnu combattit contre la fureur du flot et du vent, avec une froideur et une obstination vraiment effrayantes, soutenant toujours Consuelo au-dessus de l’eau, et gagnant un pied de terrain en quatre ou cinq minutes. Il jugeait sa situation avec calme. Il lui était aussi difficile de reculer que d’avancer ; il avait passé l’endroit le plus profond, et il sentait que, dans le mouvement qu’il serait forcé de faire pour se retourner, l’eau pourrait le soulever et lui faire perdre pied. Il atteignit enfin la rive, et continua sa marche sans permettre à Consuelo de marcher elle-même, et sans reprendre haleine, jusqu’à ce qu’il eût entendu le sifflet de Karl qui l’attendait avec anxiété. Alors il déposa son précieux fardeau dans les bras du déserteur, et tomba anéanti sur le sable. Sa respiration ne s’exhalait plus qu’en sourds gémissements ; on eût dit que sa poitrine allait se briser.

« Ô mon Dieu, Karl, il va mourir ! dit Consuelo en se jetant sur le chevalier. Vois ! c’est le râle de la mort. Ôtons-lui ce masque qui l’étouffe… »

Karl allait obéir ; mais l’inconnu, soulevant avec effort sa main glacée, arrêta celle du déserteur.

« C’est juste ! dit Karl ; mon serment, Signora. Je lui ai juré que quand même il mourrait sous vos yeux, je ne toucherais pas à son masque. Courez à la voiture, Signora, apportez-moi ma gourde d’eau-de-vie, qui est sur le siége ; quelques gouttes le ranimeront. »

Consuelo voulut se lever, mais le chevalier la retint. S’il devait mourir, il voulait expirer à ses pieds.

« C’est encore juste, dit Karl, qui, malgré sa rude enveloppe, comprenait les mystères de l’amour (il avait aimé) ! Vous le soignerez mieux que moi. Je vais chercher la gourde. Tenez, Signora, ajouta-t-il à voix basse, je crois bien que si vous l’aimiez un peu, et que si vous aviez la charité de le lui dire, il ne se laisserait pas mourir. Sans cela, je ne réponds de rien. »

Karl s’en alla en souriant. Il ne partageait pas tout à fait l’effroi de Consuelo ; il voyait bien que déjà la suffocation du chevalier commençait à s’alléger. Mais Consuelo épouvantée, et croyant assister aux derniers moments de cet homme généreux, l’entoura de ses bras et couvrit de baisers le haut de son large front, seule partie de son visage que le masque laissât à découvert.

« Oh mon Dieu, dit-elle ; ôtez cela ; je ne vous regarderai pas, je m’éloignerai ; au moins vous pourrez respirer. »

L’inconnu prit les deux mains de Consuelo, et les posa sur sa poitrine haletante, autant pour en sentir la douce chaleur que pour lui ôter l’envie de le soulager en découvrant son visage. En ce moment, toute l’âme de la jeune fille était dans cette chaste étreinte. Elle se rappela ce que Karl lui avait dit d’un air moitié goguenard, moitié attendri.

« Ne mourez pas, dit-elle à l’inconnu ; oh ! ne vous laissez pas mourir ; ne sentez-vous donc pas bien que je vous aime ? »

Elle n’eut pas plus tôt dit ces paroles, qu’elle crut les avoir dites dans un rêve. Mais elles s’étaient échappées de ses lèvres, comme malgré elle. Le chevalier les avait entendues. Il fit un effort pour se soulever, se mit sur ses genoux, et embrassa ceux de Consuelo qui fondit en larmes sans savoir pourquoi.