Page:Sand - Adriani.djvu/58

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais c’est un beau personnage à étudier. Il vous émeut, il vous remue comme une Desdemona rêveuse, comme une Ariane délaissée ; et je ne vois pas pourquoi, lorsque nous nous laissons aller à frémir ou à pleurer devant des fictions de théâtre ou de roman, nous ne nous intéresserions pas en artistes au chagrin d’une personne naturelle. L’artiste n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Il n’est ni blasé, ni sceptique, ni moqueur quand il regarde au fond de lui-même. On croit que nous ne pleurons pas de vraies larmes, nous autres, et que toute notre âme est dans nos nerfs. Ils n’ont de l’artiste que le titre usurpé, ceux qui ne sentent pas en eux un foyer de sensibilité toujours vive et d’enthousiasme toujours prêt à flamber.

J’étais déjà au courant de l’histoire de son mariage et de son veuvage, quand j’ai vu, hier matin, la belle désolée au soleil levant. Il n’y a pas beaucoup de femmes qu’on puisse regarder à pareille heure sans en rabattre. Celle-là y gagne encore : mieux on la voit, plus on trouve qu’elle est bonne à voir. Et pourtant, c’est triste. Figure-toi, mon ami, l’image de la douleur, le désespoir personnifié, ou, pour mieux dire, la désespérance vivante, car il n’y a là ni larmes, ni soupirs, ni cris, ni contorsions. C’est effrayant de tranquillité, au contraire. C’est morne et incommensurable comme une mer de glace. Elle est toujours habillée de blanc ; c’est sa manière de continuer son deuil, qu’elle ne veut pas rendre officiellement