Page:Sand - Albine, partie 1 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/21

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

bonheur de le mettre au monde ! Ah ! comme tu m’as aimé, et qu’avais-je fait pour mériter cela ?

Aussi, en songeant à ce brave garçon qui est duc et millionnaire, qui fait bâtir des châteaux dont je vais être le maçon, et qui, j’en suis sûr, a bien recommandé à ses gens de me traiter avec tous les égards que les personnes de bonne compagnie doivent à leurs inférieurs, j’ai ri comme un fou de mon infériorité ! Mais je suis bon prince, moi aussi, et j’ai ressenti une pitié profonde, moi, le sans-nom et l’ouvrier, pour ce haut personnage qui n’a jamais été aimé comme je le suis ! C’est pourquoi je me figure qu’il n’a jamais pu et ne pourra jamais aimer comme j’aime !

J’ai dormi deux heures, après quoi j’ai été réveillé par des voix qui partaient d’assez loin, mais que le brouillard semblait apporter sous mes fenêtres. Je me suis levé, je ne sais pourquoi, car rien de ce qui peut se passer ici ne me regarde et ne m’intéresse encore. Ce damné brouillard avait augmenté au point qu’en enjambant le balcon, il me semblait que j’aurais pu mettre le pied sur une masse solide. Au fond de cet abîme indéfinissable, je voyais apparaître de petits points rouges à peine perceptibles qui changeaient de place, disparaissaient et reparaissaient de nouveau. Une horloge à la voix lamentable sonnait lentement minuit. Je n’étais pas inquiet, mais curieux ; je me suis rhabillé à demi, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai entendu distinctement les voix qui se passaient de l’une à l’autre de loin en loin un seul mot : Rien ! Cherchait-on une personne en danger ? Je me suis rhabillé tout à fait. J’ai allumé une jolie lanterne de bronze doré à vitres de cristal que Champorel avait placée sur ma cheminée et qui m’avait paru nécessaire pour circuler dans les galeries beaucoup trop aérées du château. J’ai gagné la cour par où j’étais arrivé ; j’ai trouvé les gens debout et la grille ouverte. J’ai appris alors que l’on était inquiet de M. le duc. Il lui arrivait si rarement de découcher, qu’à moins que son parent ne fût très mal, il devait être en route pour revenir, et M. Champorel, voyant le brouillard redoubler, avait résolu de ne se point coucher et d’aller attendre son maître avec des hommes et des flambeaux au pied de la montagne. J’étais curieux de cet effet de