Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/10

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Turin, dans la Sylphide. J’avais quinze ans, et je n’avais pas encore la force physique de tenir un emploi. Mon père, car j’appelais ainsi M. Fiori, ne me produisait qu’à l’essai, pour un petit nombre de représentations. Je n’étais jamais malade, mais j’avais besoin de ménagements, je n’avais pas fini ma croissance et quand j’avais dansé huit ou dix fois de suite, on me prescrivait un nombre égal de jours de repos. J’étais accueillie par tous les publics et toutes les directions avec beaucoup de bienveillance. On me trouvait de grandes dispositions et on prédisait à mon père un grand avenir pour moi, à la condition… — On achevait la phrase en lui parlant à l’oreille. — Il répondait d’un air bourru : « Parbleu ! j’y veille, et le diable sera bien fin s’il me la prend. » Quand je lui demandais l’explication de ces paroles mystérieuses, il me répondait : « Ça ne te regarde pas. Une danseuse ne doit rien savoir et ne penser à rien qu’à son art. » À force de m’entendre parler de cette chose sacrée, je l’avais prise au sérieux, et je dois dire que le père Fiori était bien véritablement un artiste. S’il avait un grand avantage matériel à retirer de mon talent, il avait une plus haute satisfaction à me produire et à me voir progresser. Il croyait à la danse, comme on croit à une religion. Il en goûtait le côté poétique, et pratiquait le plus profond mépris pour les tours de force, les pointes et les renversements exagérés où le muscle domine et proscrit la grâce. Il avait dans la tête toute une statuaire dansante, pour laquelle il manifestait son enthousiasme ou son dédain avec une vivacité qui m’intéressait, car il ne manquait pas d’esprit et trouvait toujours l’expression saisissante et pittoresque. Il avait des notions d’anatomie raisonnée et voulait que la pose humaine fût toujours dans un accord logique avec la structure. Il ne savait pas dessiner, mais, par des lignes très bien agencées, il exprimait sur le papier ou sur le plancher avec de la craie, les courbes naturelles et la raison des mouvements du corps. On le trouvait pédant et ennuyeux, mais je ne m’ennuyais pas de ses enseignements et j’en appréciais la justesse, car il savait me faire exécuter les choses les plus difficiles, sans fatigue et presque sans effort. J’aimais le succès, et aucune pensée étrangère à mon art ne me détournait du travail. Si j’avais de l’éloignement et du mépris pour la débauche que,