Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/11

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malgré tous ses soins, mon père ne pouvait m’empêcher d’apercevoir, c’était surtout parce que je voyais des artistes sacrifier leur idéal d’avenir à la réalité grossière du présent.

J’en étais là, lorsque je débutai dans la Sylphide avec des ailes de papillon que je faisais palpiter en posant la main sur mon cœur. Le danseur, objet de ma tendresse de commande, était un beau maladroit qui me faisait grand’peur, parce qu’il me soutenait mal dans les poses où je devais m’abandonner en me fiant à son aide. Je ne sais si vous avez vu ce ballet, où la Taglioni, soulevée par des fils invisibles, semblait planer dans l’espace, et à plusieurs reprises, s’envolait littéralement et comme malgré elle, quand l’amoureux voulait la saisir. Le théâtre de… donnait la Sylphide pour la première fois, et les fils qui devaient me porter n’étaient pas, malgré toutes les instructions et les soins de mon père, d’une solidité bien rassurante. J’avoue que je n’y pensais pas, sauf quand mon danseur, en feignant de me retenir, passait dans ma ceinture l’anneau qui devait me servir à m’envoler. Je craignais qu’en plaçant mal cet anneau, il ne me fît manquer mon effet. Mais, dans l’accident qui m’arriva, il n’y eut pas de sa faute. La corde m’enleva très bien et m’emporta rapidement dans la coulisse. J’avais pris mon élan d’une manière si heureuse, que la salle applaudit avec transport pour la première fois. Les jours précédents, j’avais satisfait mon public, je ne l’avais pas enthousiasmé. On me trouvait trop maigre, trop enfant, pas assez jolie.

Je faillis payer cher ce petit triomphe. Comme j’arrivais dans la coulisse, à cinq mètres du sol, une poulie mal assujettie cassa et je tombai. Mais je ne touchai pas le plancher, deux bras vigoureux me saisirent et me remirent dans ceux de mon père, après m’avoir tenue un instant suspendue. Je n’eus aucun mal ; mais mon sauveur, ébranlé par l’effort qu’il avait dû faire en me recevant, avait perdu l’équilibre et il alla tomber à la renverse sur une espèce de treuil en fer qui manœuvrait les cordages. On le releva évanoui et sanglant ; c’était le jeune duc d’Autremont qui était là depuis le commencement de l’acte. Amené par un de ses amis qui était propriétaire du théâtre et qui avait insisté pour lui en faire les honneurs, je ne l’avais pas remarqué, et je puis