Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/2

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

n’étaient pas plus contents que moi, car ils avaient compté faire un grand vacarme d’enthousiasme qui avait été étouffé et perdu dans l’enthousiasme universel. Ils prirent subitement la détermination d’aller attendre la danseuse à la sortie des artistes, afin de lui faire, à eux seuls, un petit succès détaché dont elle pourrait leur tenir compte par un remerciement ou un sourire. Je pris aussitôt la tête du cortège ; mon bouquet, que j’agitais en l’air, me donnait le droit de me présenter le premier et, au besoin, si j’en avais le courage, de porter la parole.

Nous arrivons au nombre d’une trentaine (d’autres s’étant joints à nous) à la petite porte sombre par où sortent les artistes. C’était un défilé de vilains comparses, de laides choristes, sordidement vêtus de haillons dont ils s’étaient enveloppés à la hâte en dépouillant le clinquant de leurs costumes. Plus tard vinrent les premiers sujets de l’opéra et du ballet, que nous applaudîmes, en essayant de distinguer parmi eux le véritable objet de notre ovation. Mais il ne parut que le dernier et alors notre hésitation fut grande. Figure-toi une petite créature informe, toute roulée dans un vieux paletot d’homme, avec un chiffon de tricot rouge autour de la tête. Derrière elle son père, une espèce de petit Polichinelle blême et crasseux, s’était fait une sorte de cache-nez du maigre châle de sa fille à laquelle il avait donné son propre vêtement pour la mieux préserver. Cela sentait la misère, mais aussi la vertu, et cette pensée me rendit le courage prêt à m’abandonner. Le vieux s’était arrêté à parler dans le couloir avec un employé. La jeune fille s’arrêta sur le seuil pour l’attendre. Un quinquet frappait d’une lueur jaune sa figure maigre, distinguée plutôt que jolie. Les camarades me poussèrent brusquement en avant, disant : « C’est elle, cette fois, c’est bien elle : va donc ! »

Alors, ému jusqu’aux larmes et tremblant de tout mon corps, je lui présentai le bouquet en bégayant : « Mademoiselle, au nom des jeunes gens de la ville…

— C’est bien, c’est bien, messieurs, dit le père en saisissant le bouquet qu’il remit à sa fille. » Et, parlant avec un accent italien exagéré : « Nous sommes étrangers et ma fille ne parle pas assez le français pour vous répondre. Je vous remercie pour elle