Page:Sand - Albine, partie 2 (La Nouvelle Revue, 1881).djvu/4

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résignée. Je ne la vis pas pleurer. Elle agissait autour de son père, cherchant avec une grande présence d’esprit et une énergie ingénieuse tout ce qui pouvait le soulager. Le dévouement était réel et entier, mais sans attendrissement. Quand il se sentit au plus mal, il voulut lui parler, mais il n’en eut pas la force, et ne put que lui dire à voix basse : « Souviens-toi, tu m’as juré. »

Quand il eut rendu le dernier soupir, elle garda sa main dans les siennes et resta assise près de lui, immobile et muette. Je ne sais pas si elle avait remarqué ma présence ; à ce moment, elle n’avait plus conscience de ce qui se passait autour d’elle. J’allai, sur la demande du médecin, chercher une femme de confiance qu’il me désigna dans la ville et qu’il chargea de veiller sur le mort et sur la jeune fille. C’était l’heure de l’école de dessin ; de là je me rendis à mes études ordinaires et ne revis Mlle Fiori que le lendemain soir, quand on porta le corps à l’église. Elle voulut le suivre, disant que ce pauvre homme sans famille et sans amis dans Rome ne devait pas aller seul au cimetière. Ému de son isolement, je lui offris mon bras qu’elle prit en me disant : « Vous êtes bon ! Que Dieu vous conserve vos parents ! » Cependant, au bas de l’escalier, nous trouvâmes quelques artistes de passage qui connaissaient les Fiori et qui, prévenus par hasard, accouraient à la hâte. Mlle Fiori prit alors le bras d’un vieux directeur de ballets et me remercia, en me disant que j’étais dispensé de la triste fonction pour laquelle je m’étais si généreusement offert. Puis elle me demanda mon nom et, comme je lui remettais ma carte, elle me regarda comme si, n’ayant pas encore observé ma figure, elle voulait en garder le souvenir. Je l’aurais volontiers accompagnée ; elle m’intéressait avec sa pâleur, ses yeux secs dilatés par une sorte d’effort surhumain. Mais je craignis d’être indiscret, surtout dans un moment où elle avait droit à tous les respects. J’espérais la revoir le jour suivant. Mais dès le matin elle était partie. Elle allait danser à Pétersbourg, où l’attendait un engagement contracté à Naples, avec un dédit qu’elle n’aurait pas eu le moyen de payer et qui ne lui permettait pas de s’arrêter pour pleurer son père ; c’est du moins ce qui me fut raconté dans l’hôtel, où l’on parlait d’elle avec autant d’estime que d’intérêt.