Page:Sand - Antonia.djvu/205

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veau, et, cette fois, ce ne fut pas des mauvaises rencontres qu’elle eut peur : ce fut de je ne sais quelle puissance mystérieuse qui lui sembla émaner de Julien. Elle le regarda à la dérobée : elle crut voir rayonner son visage dans l’obscurité, et elle s’imagina que sa faible main à elle reposait sur le bras d’un géant.

Julien était pourtant un cœur simple, un artiste sans aspiration aux choses positives pour son propre compte. Il ne se sentait pas appelé à jouer un rôle fougueux dans les orages révolutionnaires ; il ne se destinait pas à un autre travail que celui d’étudier toute sa vie les grâces de la nature. Cette puissance terrible qu’il revêtait aux yeux de Julie n’était en lui que le reflet de la puissance céleste sur l’esprit de la classe nouvelle. Il était un des cent mille parmi les millions d’hommes froissés et frustrés qui allaient dire au premier jour : « La mesure est comble, le passé a fait son temps. » La brève allusion qu’il venait de faire à cet état général des esprits, et qui à cette époque était dans tant de bouches, fut pour madame d’Estrelle comme une prophétie imposante dans la bouche d’un homme exceptionnel. C’était la première fois qu’elle entendait braver et dédaigner ce qu’elle avait toujours cru invincible. À l’espèce de frayeur superstitieuse qu’elle éprouvait se mêla aussitôt une confiance ardente, un besoin de s’appuyer d’autant plus sur ce bras vigoureux qui, poussé par un grand cœur, venait de lutter seul pour elle contre quatre épées.