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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

pas de ceux qui peuvent chanter ce qui ne chante pas dans leur âme. L’humanité de mon temps m’apparaît comme une armée en pleine déroute, et j’ai la conviction qu’en conseillant aux fuyards de s’arrêter, de se retourner et de disputer encore un pouce de terrain, on ne fera que grossir de quelques crimes et de quelques meurtres l’horreur du désastre. Les bourreaux eux-mêmes sont ivres, égarés, sourds, idiots. Ils vont à leur perte aussi ; mais plus on leur criera d’arrêter, plus ils frapperont, et, quant aux lâches qui plient, ils laisseront égorger leurs chefs, ils verront tomber les plus nobles victimes sans dire un mot. J’ai beau faire, voilà où j’en suis. Je me croyais malade et je me reprochais mes défaillances ; mais je ne peux plus me faire un reproche de souffrir à si bon escient. Je me trompe, peut-être ; Dieu le veuille ! Ce n’est pas à vous, martyr stoïque, que je veux, que je peux ou dois remontrer obstinément que j’ai raison. Mais, tout en respectant en vous cette vertu de l’espérance, je ne puis la faire éclore en moi à volonté. Rien ne me ranime, je ne sens en moi que douleur et indignation. Savez-vous la seule chose dont je serais capable ? Ce serait une malédiction ardente sur cette race humaine si égoïste, si lâche et si perverse. Je voudrais pouvoir dire au peuple des nations : « C’est toi qui es le grand criminel ; c’est toi, imbécile, vantard et poltron, qui te laisses avilir et fouler aux pieds ; c’est toi qui répondras devant Dieu des crimes de la tyrannie ; car tu pouvais les empêcher et tu ne l’as pas voulu, et tu ne