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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

peuple a tendu les mains en disant : « Soyez dictateur, soyez le maître. Usez et abusez ; nous vous récompensons ainsi de votre déférence. »

Cela, voyez-vous, c’est dans le caractère de la masse, parce que c’est dans le caractère de tout individu formant la masse de ce prolétariat dans l’enfance. Il a les instincts de l’esclave révolté, mais il n’a pas les facultés de l’homme libre. Il veut se débarrasser de ses maîtres, mais c’est pour en avoir de nouveaux ; fussent-ils pires, il s’en arrangera quelque temps, pourvu que ce soit lui qui les ait choisis. Il croit à leur reconnaissance, parce qu’il est bon, en somme !

Voilà la vérité sur la situation. On ne corrompt pas, on n’épouvante pas une nation en un tour de main. Ce n’est pas si facile qu’on croit ; c’est même impossible. Tout le talent des usurpateurs est de tirer parti d’une situation ; ils n’en auront jamais assez pour créer du jour au lendemain cette situation.

Depuis les journées de juin 1848 et la campagne de Rome, j’avais vu très clair, non par lucidité naturelle, mais par absence involontaire et invincible d’illusions, dans cette disposition des masses. Vous m’avez vue sans espoir depuis ces jours-là, prédisant de grandes expiations ; elles sont arrivées. Il m’en a coûté de passer d’immenses illusions à cette désillusion complète. J’ai été désolée, abattue ; j’ai eu mes jours de colère et d’amertume, alors que mes amis, ceux qui étaient encore au sein de la lutte parlementaire, comme ceux qui faisaient déjà les rêves de