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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

principe. Mais l’homme n’a qu’un jour à passer ici-bas, et les abstractions ne peuvent satisfaire que les âmes froides. En vain nous savons que l’avenir est pour nous ; nous continuons à lutter et à travailler pour cet avenir que nous ne verrons pas. Mais quelle vie sans soleil et sans joies ! quelle lourde chaîne à porter ! quels ennuis profonds ! quels dégoûts ! quelle tristesse ! Voilà le pain trempé de larmes qu’il nous faut manger. Je vous avoue que je ne puis accepter de consolations et que l’espérance m’irrite. Je sais aussi bien que qui que ce soit qu’il faut aller en avant ; mais ceux qui me disent que c’est pour traverser en personne de plus riantes contrées, sont des enfants qui se croient assurés de vivre un siècle. J’aime mieux qu’on me laisse dans ma douleur. J’ai bien la force de boire le calice, je ne veux pas qu’on me dise qu’il est de miel quand j’y vois le sang et les larmes de l’humanité.

J’ai vu votre amie Eliza. Elle est venue passer quelques jours ici. Nous avons beaucoup parlé de vous ; mais je vous dirai tout franchement qu’elle m’a fait un effet tout opposé à celui que vous avez produit sur moi. Après vous avoir vu, je vous ai aimé beaucoup plus qu’auparavant, tandis qu’avec elle, c’est le contraire. Elle est très bonne, très intelligente, elle doit avoir de grandes qualités. Mais elle est infatuée d’elle-même, elle a le vice du siècle, et ce vice ne me trouve plus tolérante comme autrefois, depuis que je l’ai vu, comme un vilain ver, ronger les plus beaux fruits et porter son poison sur tout ce qui pouvait sauver le