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CORRESPONDANCE DE GEORGE SAND

Quand je remets de temps en temps les pieds sur la terre, lavée par ce déluge des événements passés depuis dix ans, j’y retrouve tout le mal d’auparavant avec un mal nouveau, une fièvre de je ne sais quoi, toujours en vue de quelque chose de petit et d’égoïste, de jaloux, de faux et de bas, qui se dissimulait autrefois et qui s’affiche aujourd’hui. Et moi qui, dans la solitude, ai passé mon temps a tâcher de devenir meilleure que cela, je me figure que je suis encore plus seule dans cette foule inquiète et souffrante, à laquelle je ne trouve rien à dire qui la console et la tranquillise, puisqu’elle a l’air de ne plus rien comprendre.

Mais je redeviens artiste dans mon cœur, je retrouve la foi et l’espérance quand je vois une belle action ou une belle œuvre remuer encore la bonne fibre de l’humanité et l’idéal lutter avec gloire et succès contre cette nuit qui monte de tous les points de l’horizon. J’ai, souffert pour mon compte, oui, bien souffert ; mais, l’âge de l’impersonnalité étant venu, j’aurais connu le bonheur si j’avais vu la génération meilleure autour de moi. Aussi mon cœur s’attache à tout ce que je vois poindre ou grandir. J’ai vu déjà en vous l’un et l’autre, et vous me dites que vous n’êtes plus très jeune : tant mieux, puisque vous voilà mûri sans que le ver vous ait piqué. Les fruits sains sont si rares ! Et ils portent en eux la semence de la vie morale et intellectuelle destinée à lutter contre les mauvais temps qui courent.