Page:Sand - Histoire de ma vie - tome 1.djvu/154

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ami dévoué, et dont j’ai reçu le dernier soupir, deux bourgeois de la Châtre passèrent devant la porte, fort avinés, et trouvèrent brave d’insulter une femme et un enfant, de les menacer de la guillotine, et de se donner des airs de Robespierre au petit pied, eux qui mentalement, avec toute leur caste, venaient de tuer Robespierre et la révolution. Mon père, qui n’avait que seize ans, se précipita vers eux, saisit un de leurs chevaux à la bride, et les somma de descendre pour se battre avec lui. Godard, le menuisier-percepteur, vint à son aide, armé d’un grand compas dont il voulait, disait-il, mesurer ces messieurs. Les messieurs ne répondirent point à la provocation et piquèrent des deux. Ils étaient ivres, c’est ce qui les excuse. Ils sont aujourd’hui (1847) ardens conservateurs et dynastiques ; mais ils sont vieux, c’est ce qui les absout.

Leur colère s’expliquait, au reste, par un motif particulier. L’un d’eux, nommé par le district administrateur des revenus de Nohant, pendant l’exécution de la loi sur les suspects, avait jugé à propos de se les approprier en grande partie, et de présenter des comptes erronés tant à la République qu’à ma grand’mère. Celle-ci plaida et l’amena à restitution. Mais ce procès dura deux ans, et pendant tout ce temps, ma grand’mère, ne touchant que les revenus de Nohant, qui ne s’élevaient pas alors à quatre mille francs, et devant payer de l’argent emprunté en 93 pour subvenir aux emprunts forcés et dons patriotiques dits volontaires, se trouva réduite à une gêne extrême. Pendant plus d’une année, on ne vécut que du revenu du jardin, qui fournissait au marché pour 12 ou 15 francs de légumes chaque semaine. Peu à peu sa position se liquida et fut améliorée ; mais, à partir de la Révolution, son revenu ne s’éleva jamais à 15.000 livres de rente.